Chapitre
6
La route s’arrêtait là. Un lac s'étendait à perte de vue, entouré par les montagnes. La
surface était si lisse, qu’elles s’y reflétaient à la perfection. Il aurait été
aisé de se tromper entre ce qui était la réalité ou son reflet. Pas une brise,
pas un nuage, tout était si calme. Le silence fut interrompu par un
hennissement quand Christian Lehmann descendit de sa monture.
— Tout va
bien Nahar. Du calme.
La jument exprimait malgré tout son inquiétude, devant cet
endroit calme. Trop calme.
— Il va
falloir que tu m’attendes ici. Je suis désolé.
Christian détacha le fourreau de son épée et l’accrocha à la
selle.
— Je vais
faire aussi vite que je peux. Je te le promets.
Il passa sa main dans la crinière de l’animal, puis se
dirigea vers le lac. Il entra doucement dans
l’eau, les ondes créées par sa
progression détruisirent alors le parfait reflet de la surface. L’eau arriva au dessus de sa taille quand il commença
à nager, droit devant.
S'il s'était trouvé quelqu'un au
bord du lac, il aurait aperçu un homme, nageant dans le lac, puis disparaitre
brutalement, ne laissant derrière lui que les perturbations de l’eau comme seules
preuves de son existence réelle.
Il nagea sur une distance de deux kilomètres, jusqu’à ce qu’un
îlot apparaisse devant lui. Toujours entouré par les montagnes, cet endroit, à
la présence insoupçonnable pour toute personne au bord du lac, baignait dans
une paix sans égale.
L’île était recouverte d’une herbe courte, on eut dit l'édredon moelleux d’un lit soyeux et régulier. Une fine parcelle de
sable blanc dessinait les contours de l’île et délimitait la frontière entre les éléments comme pour
éviter que l’eau n’atteigne l’herbe. La taille de l’îlot aurait du le rendre
visible depuis le bord du lac, mais pourtant, seuls ceux qui en connaissaient
l’existence pouvait le percevoir.
Sortant de l’eau, trempé, le cavalier solitaire pu profiter
de la température ambiante pour sécher sans le moindre frisson. Une
maison se trouvait à une centaine de mètres devant lui. De taille modeste, elle
semblait pouvoir accueillir une personne. Mais aucun
n'indice ne laissait présager si
elle était habitée ou non.
Il s’en approcha, et la contourna, pour atteindre la porte
principale ducoté opposé au sien. Il entra, sans frapper.
— Bonjour,
mon vieil ami.
Cette voix venait de la pièce à droite de l’entrée.
Elle était, par sa
sérénité et la bienveillance qu’elle laissait entendre, en totale adéquation
avec le lieu.
— Assieds-toi.
Je termine ce que je fais et je te rejoins tout de suite.
Christian ne répondit pas. Deux sièges se faisaient face séparés
par une petite table en bois recouverte d'un cuir parfaitement tanné. Il
s'asseya sur celui à sa droite.
Dr Selmer apparu depuis l’espace qui reliait les deux pièces.
Assez grand, son visage révélait un homme à l'âge où la vigueur et l'expérience
se complètent dans un équilibre parfait. Ce visage n'avait pas bougé, il
était le même qu'au temps où il apprenait à son invité à manier l'épée, ou à
pister un animal. Il se présenta avec un plateau sur lequel se trouvait une
théière et deux verres, tous trois en terre cuite. Il déposa le plateau sur la
table, et remplit les deux verres avant de s’asseoir. Christian n’avait toujours
pas dit un mot, il fixait la thé qui s'écoulait de la théière.
Une fois le service terminé, il regarda Dr Selmer s'asseoir
en face de lui et brisa son silence.
— Tu savais que j’allais venir ?
Il connaissait déjà la réponse.
— Je sais
pourquoi tu es là. Mais j’aimerais tout de même que tu m’expliques, demanda Dr
Selmer.
— Je dois
tuer Amrah, la situation l’impose. Tu le sais, il le sait, il marqua une pause,
et elle aussi.
— La
question n’est donc pas de savoir qui est au courant, mais plutôt de comment tu
comptes t’y prendre.
Dr Selmer restait calme et sa voix, toujours aussi
bienveillante, permettait de soulever les questions complexes sans générer de
conflit.
— Je ne sais
pas encore exactement. Je ne sais pas encore comment franchir la Porte.
— Imaginons
qu’il y ait un moyen. Tu es de l’autre coté de la Porte. Et après ? Tu te
faufiles en plein cœur de son armée, et tu arrives jusqu’à la salle du trône l’épée
à la main pour l’attaquer ?
— Non. Je sais que je
n’ai que peu de chance en un contre un. C’est pourquoi je suis venu te voir
aujourd’hui.
Dr
Selmer le regarda, débordant de compassion, conscient de tout ce qui venait
d'évoquer Dr Lehmann. Il connaissait aussi la suite. Mais voyant que son invité
avait du mal à aborder la vraie finalité de sa venue en ce lieu, il se décida à
amorcer les choses.
— Dis le.
Christian
termina son verre, comme pour se donner du courage.
— J’ai
besoin que tu m’aides à trouver et utiliser Origine.
— Voilà donc la raison de
ta venue, répondit Dr Selmer, sans la moindre once de surprise.
Il y eut un nouveau silence.
— Je vais te
faire gagner du temps, je sais où est l’Epée. Mais ça ne va pas te plaire, lui
révéla son hôte.
— Je pense
avoir dépassé depuis longtemps mon quota de mauvaises nouvelles, une de plus ne
changera pas grand-chose.
En disant cela, Dr Lehmann réalisa quelle était la réponse
qu’il redoutait le plus, et connaissant la manière qu’avait Dr Selmer de peser
ses mots avant de les prononcer, il savait que ses pires craintes allaient être
confirmées par sa réponse.
— Elle est
déjà au Crestor. En plein cœur de la forteresse d’Amrah. Mais ce n’est pas ton
seul problème et tu le sais aussi bien que moi.
— Je suis aussi venu pour
ça. Même si cette réponse complique les choses, cela ne change rien à ce qui
doit être fait.
— Ecoute moi bien. Je
sais que le sang de ta mère, qui coule dans tes veines, fait de toi un possible
prétendant à Origine, mais ce n’est nullement une garantie.
— Le rituel pourrait me
permettre de m'en assurer, répondit Christian avec assurance.
— Le rituel peut aussi te
tuer ou te rendre fou. Mais tout ce que je pourrais te dire ne serait que perte
de temps. Ta décision a été prise à l’instant où tu as eu cette idée. Je
l’accepte.
Dr Selmer vida son verre, avant de resservir d'abord son
invité et lui ensuite, comme pour signifier la poursuite de la discussion mais
sur un autre sujet.
— C’est elle
qui t’a donné cette idée ?
— Non. Elle n’a fait que
m’avertir de ce qui arrivait. Mais elle me connaît, je n’imagine pas un seul
instant qu’elle n’ait pas prévu cela depuis le départ.
— Tu penses qu’elle
t’aidera ?
— Non. Nous
en avons déjà discuté. Et tu connais son point de vue.
— Tu penses qu’il est
immuable ?
— Je ne sais pas. Pour
être honnête avec toi, depuis qu’elle est devenue la gardienne suprême, je ne
la comprends plus.
— Tu ne peux pas. Sa
position te dépasse. Et tu ne peux imaginer ce que cela représente pour elle,
ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent, qui elle est désormais.
— Si seulement elle
acceptait de nous aider. Tout serait déjà terminé.
— Tout n’est
pas aussi simple qu’il y parait. Et rien, dans ce monde, n’est immuable. Pas
même les montagnes qui nous entourent.
— On
pourrait presque croire que ce sont ses mots qui sortent de ta bouche.
Dr Selmer se leva.
— Je te laisse dormir ici.
Demain, je ferai le nécessaire pour le rituel. Mais d’ici là repose toi.
Dr Selmer sortit de la maison.
Quand il regarda par la fenêtre, Dr Lehmann remarqua que la
nuit était tombée, brutalement, sans qu’il ne s’en rende compte. Etait-il aussi
tard quand il était arrivé ? Cette discussion avait- elle été bien plus
longue qu’il n’y parut ?
Très vite ces questions perdirent de leur intérêt. Les
derniers jours avaient été épuisants pour Dr Lehmann.
Aucun couchage à l’horizon, mais le sol de la maison, à
l’image du reste de l’île, était de loin le meilleur couchage auquel il avait
pu prétendre depuis longtemps.
Le sommeil s’imposa si vite qu’il n’eut pas le temps de
penser à tout ce qui avait été dit, ni à ce qui l’attendait.
Les premières lueurs du jour traversèrent la fenêtre en angle
serré pour réveiller doucement Dr Lehmann. Son corps lui paraissait léger, ses
blessures, qui le faisaient souffrir chaque jour, semblaient lui offrir un
répit qu’il n’espérait plus. Ce genou qui l’avait trahi tant de fois se plia
sans difficulté quand il se leva. Un hennissement sembla venir de l’extérieur. Il
ouvrit la porte, et remarqua que Nahar était sur l’île, broutant l’herbe qui
entourait la maison. Cette attention de Dr Selmer le ravit. Il aurait souhaité
l’en remercier de vive voix, mais aucune trace de son vieil ami à l’horizon. Il
fit le tour de la maison, et le remarqua. A quelques dizaines de mètres de la
maison, sur une dalle surélevée, d’un noir profond, assis. Il regardait vers l’horizon,
le dos droit. Seuls ses mouvements respiratoires auraient pu permettre de le
différencier d’une statue. Dr Lehmann n’approcha pas, il ne voulait le
déranger. Il alla s’asseoir sur l’herbe, un peu plus loin, pour profiter de
l’accalmie que lui procurait l’île. Il savait qu’une épreuve importante
l’attendait, et savourait d’autant plus cette félicité aussi ambiante
qu’éphémère.
Dr Selmer se releva sur sa dalle, et s’approcha de Dr
Lehmann.
— Tu as bien
dormi ?
— Oui. Merci pour ma
jument. Je ne sais pas comment tu as fait, mais sache que je t’en suis
reconnaissant.
— De
rien, cela ne me coûtait rien de la faire venir ici. Et elle sait se tenir, pas
comme le canasson qui te servait de monture avant elle.
Dr Lehmann fut surpris par ce trait d’humour, et l’apprécia
d’autant plus. Ils rigolèrent tous les deux, conscients au fond d’eux
qu’apaiser l’atmosphère était un luxe qu’ils ne pourraient pas se permettre
longtemps aujourd’hui.
— Tu es
toujours sûr de toi ?
— Oui.
Plus que jamais.
— Tu sais que l’épreuve
peut te tuer.
— Oui.
— Et que
même si cela fonctionnait, et si par je ne sais quel concours de circonstance, tu
te retrouvais en possession d’Origine…
Il ne termina pas sa phrase. Il savait qu’il évoquait une
vérité que Dr Lehmann connaissait.
— Dis-moi
quand tu seras prêt.
**
Les rues de Vorrim dégageaient des effluves issues d'un
mélange d'épices et d'alcool de mauvaise qualité. Ces allées étaient toujours
aussi vivantes, marché implanté, marchands itinérants, bagarres en coin de rue,
et entre tout cela, des habitants bien plus calmes, et des voyageurs aux
motivations aussi diverses que leurs origines.
— Je crois
que je ne me lasserai jamais de cette ville, s'extasia Uberklaus.
Elle aimait revenir dans cette ville où elle avait grandi,
mais où elle ne retournait que rarement désormais. Chaque fois qu'elle
arpentait à nouveau ces rues, elle était toujours partagée entre un sentiment
de nostalgie et de reconnaissance, consciente que la vie que cette ville avait
offerte à ses parents et à elle-même lui avait permis de devenir celle qu'elle
était aujourd'hui.
Sa joie ne lui fit pas oublier pour quelle raison, elle
et ses amies étaient venues ici.
— Tu connais
mieux la ville que nous Uberklaus, selon toi, par où devrions-nous
commencer ? lui demanda Jaddo.
— L'auberge du Loup
Nocturne, répondit-elle sans hésiter.
Après leur faux contrat d'escorte qui s'était avéré être un
piège, elles avaient pu récupérer un lambeau de peau de l'un de leurs
assaillants avec un tatouage typique. Elles espéraient bien qu'ici quelqu'un
pourrait leur en dire davantage pour leur permettre de remonter jusqu'au
commanditaire pour lui exprimer, à leur manière, leur opinion sur le sujet.
Sans Trema était silencieuse, elle restait méfiante. Jusqu'à ce jour, personne
n'avait jamais osé les attaquer, ou alors des imprudents mal renseignés
ignorant leur réputation. Mais dans le cas présent, elles avaient été engagées
en connaissance de cause, et malgré cela, quelqu'un avait choisi la
confrontation. Cela n'était jamais arrivé. Aussi craignait-elle que cela ne
fusse que le début d'un long combat contre un ennemi dont elles ignoraient, le nom,
le visage et la motivation.
— C'est au
bout de cette rue, leur indiqua Uberklaus, qui était bien la seule des trois à
pouvoir se repérer ici.
Elles s'écartèrent pour laisser passer un chariot de
marchandises dont les roues souffraient sur les pavés asymétriques du
chemin. Sa cargaison dégageait une forte odeur d'épice, certains s'en
délectaient, d'autres grimaçaient à son passage.
Un rabatteur pour marchand d'armes hurlait.
— Les
meilleures haches de la ville, elles sont chez Greyar, vous ne trouverez nulle
part ailleurs une telle qualité. Elles découperaient le vent en deux si cela
était visible. Si vous voulez savoir ce qu'est la perfection faite hache, ce
mélange de facilité de maniement et de puissance d'attaque, n'hésitez pas,
venez chez Greyar.
Jaddo avait bien envie de tester une de ces haches, mais ce
n'était pas de le bon moment.
Après une dizaine de mètres, elles arrivèrent à l'auberge du
Loup Nocturne.
Un brouhaha s'en échappait, mélange de discussions à haute
voix, de musiques, et de bruits de tables et de chaises en mouvement.
Personne ne remarqua leur entrée. Quelques regards se
posèrent rapidement sur elle, animés par une curiosité passagère, mais aucune
autre réaction.
— Allons
demander au bar, suggéra Uberklaus qui de toute évidence semblait savoir
exactement ce qu'elle faisait.
L'auberge était presque pleine, des gens buvaient debout,
accoudés sur les escaliers, certains riaient à gorge déployée, d'autres s'énervaient,
mais aucun coup ne partait.
Les règles de l'auberge étaient claires. Toute bagarre
entraînait le bannissement de l'établissement pour toute personne ayant porté
un coup, que ce soit le premier ou un autre. La renommée de l'auberge, la
qualité de ses alcools, de ses plats, et le respect que chacun portait pour la
propriétaire faisaient que seuls les inconscients et les ignorants osaient
outrepasser cette règle. Ils étaient alors vite maîtrisés, sans coup, et jetés
hors de l'établissement par certains habitués.
— Bonjour
Higra
La femme qui tenait le bar reconnu tout de suite Uberklaus.
— Oh mon
dieu. Uberklaus, c'est toi ?
— Oui, répondit-elle en
souriant. Elle avait connu Higra il y a plusieurs années, pratiquement du même
âge, elles avaient été très proches durant de longues années, avant
qu'Uberklaus ne dût quitter la ville.
— Je suis
tellement heureuse de te voir. Cela fait une éternité. Tu dois avoir tellement
d'histoires à raconter, il faut que tu me dises tout.
— Je suis désolé Higra,
je n'ai pas énormément de temps, je suis ici avec des amies, et je voulais
savoir si Ydina était là.
— Mère ? Oui, bien sûr.
Elle est à l'étage, dans son bureau. Tout va bien ?
— Oui, je ne
sais que peu de chose, je ne voudrais pas t'impliquer dans quoi que soit, mais
je te promets qu'une fois tout ceci terminé je viendrai pour que nous puissions
reprendre notre discussion.
Elle se tourna vers Jaddo et Sans Trema.
— Allons à
l'étage.
Une fois devant la porte du bureau d'Ydina, elle frappa deux
fois et attendit la permission d'entrée.
La pièce était de petite taille, un bureau au milieu supportait des
piles gigantesques de papier, d'autres piles étaient à même le sol. Ydina
assise à son bureau, se leva en reconnaissant Uberklaus.
— Bonjour
Uberklaus.
— Bonjour
Ydina.
Avare en émotion et en marque d'affection, Ydina ne faillit
pas à sa réputation.
— Bonjour
madame, dirent à leur tour Sans Trema et Jaddo.
— Je suis assez occupée avec
toute cette paperasse, en quoi puis-je vous aider ?
— Nous cherchons des
renseignements sur une personne ou un lieu, et nous n'avons qu'un tatouage
comme indice lui expliqua Uberklaus
Sans Trema sortit le lambeau de peau bien emballé dans la
petite sacoche qu'elle portait à sa ceinture et le tendit à Ydina.
Cette dernière mit ses lunettes et le regarda avec attention.
Son attitude révéla qu'elle savait quelque chose.
— Vous
devriez aller voir Padre Pio, il pourra vous en dire plus que moi. Vous le
trouverez en face du moulin brûlé.
Il était évident pour les trois guerrières qu'Ydina ne
voulait pas en dire trop, mais elles ne demandèrent pas d'explication,
conscientes qu'elles se heurteraient à un mur.
— Merci, se
contenta de répondre Uberklaus. Nous y allons de ce pas.
Alors que Jaddo avait ouvert la porte, Ydina les interpella.
— Et faites
attention à vous, surtout.
Cette phrase inquiéta fortement Uberklaus qui savait que ce
genre de mise en garde de la part d'Ydina n'était jamais dit avec demi-mesure.
Sans Trema interloqua ses deux compagnes.
— Et si on
s'offrait un petit verre avant d'y aller ? Nous marchons sans repos depuis
bientôt deux jours, nous finissons par atterrir dans une auberge de bonne
qualité, je pense que cela ne nous ferait pas de mal de nous poser quelques
minutes avant de reprendre notre quête.
L'idée était plaisante. Aussi, les trois guerrières
s'accordèrent une pause alcoolisée, offerte par Higra, avant de partir en
direction du moulin brûlé.
— Je vais
tester une des haches de ce Greyar, je vous rejoins là-bas, leur annonça Jaddo.
En face du moulin brûlé, se dressait une bâtisse, un peu
bancale, penchant sur la gauche, à l'architecture chaotique, les fenêtres
étaient asymétriques, certaines étaient recouvertes d'un épais réseau de lierre
grimpant.
Sans Trema et Uberklaus entrèrent.
— Je peux
vous aider ? demanda un homme d'une quarantaine d'années, à la tonsure inégale.
— Nous
cherchons Padre Pio, répondit Sans Trema.
- Vous l'avez devant vous. En quoi puis-je vous être utile ?
Uberklaus regarda la pièce unique que formait le bâtiment, un
hall de grande taille, avec plusieurs machines importantes, des tables creuses
remplies de pièces jaunes et noires, et du papier, partout, à perte de vue, sur
les meubles, au sol, cloué au mur.
Une jeune femme était en train de piocher dans les pièces
jaunes et noires et les disposait dans un dispositif d'une grande complexité.
— Nous avons
été dirigées vers vous pour nous donner des informations sur ceci, dit Sans
Trema en lui tendant le bout de peau tatoué.
Uberklaus s'approcha de la jeune femme en plein travail, elle
ne voulait pas la déranger mais sa curiosité la poussa à essayer de comprendre
ce qu'elle faisait et le fonctionnement de cette machine.
— Bonjour.
— Bonjour, lui répondit
l'inconnue.
— Je peux vous demander ce que
vous faites ?
— Je prépare le numéro de
demain.
— Le numéro de quoi ?
s'interrogea Uberklaus qui comprenait encore moins ce que représentait tout
cela.
— Le journal de demain,
je dispose les lettres pour l'impression.
Uberklaus était fascinée et demanda plus de renseignements à
la jeune femme.
De son coté, Padre Pio regarda attentivement le lambeau et
fit une petite grimace. Il regarda Sans Trema.
— Où
avez-vous eu ceci ?
— Nous avons
été attaquées par des hommes qui portaient ce tatouage, et je voudrais savoir
qui ils sont et pourquoi ils nous ont attaquées.
— Intéressant. Voyez-vous, ce
tatouage est une marque d'allégeance au seigneur Amrah, un guerrier aussi
mystérieux que puissant. Il dirige les terres du Crestor au sud-est du
continent. Pendant des années, les activités de ce royaume sont restées
discrètes, confinées derrière des portes infranchissables. Mais depuis quelques
semaines, des groupes de soldat d'Amrah ont été vus en différents lieux, sans
logique apparente, sans explication. Il y a même un camp assez important qui
s'est installé à une journée de marche d'ici, vers la côte.
— Et les autres rois et
dirigeants ne s'en offusquent pas ? demanda Sans Trema.
— Non, ils ont bien trop peur.
Peur de représailles, peur d'un conflit armé, déclaré, officiel contre ce
royaume. Il lui accorde alors des passe-droits en échange d'un gage de
non-agression.
— Mais c'est ridicule, en
faisant ça il le laisse placer ses pions un peu partout, et le jour où il
brisera ce gage, il aura un avantage stratégique décisif.
— Je le sais bien, dit Padre
Pio, et c'est ce que j'essaye de faire comprendre aux gens et aux dirigeants.
J'en parle depuis plusieurs jours dans le journal, mais en vain. Les gens
préfèrent une paix précaire, et se voilent la
face devant l'évidence de ce qui se
prépare. L'immobilisme les rassure. Je ne saurais même pas vous dire si en cas
de conflit, devant la différence de puissance des armées, certains ne vont pas
rejoindre les rangs du Crestor par opportunisme.
— Et vous, vous n'avez pas peur
de tout cela ?
—Si, mais que puis-je faire
d'autre que d'essayer d'ouvrir les yeux des gens ? Et rien qu'en faisant
cela, j'ai moi-même été inquiété récemment. Deux hommes d'Amrah, venus me
prévenir que si je ne cessais pas mes allégations mensongères, ce lieu finirait
dans le même état que le moulin d'en face.
De l'autre coté de la pièce, Uberklaus découvrait le principe
de l'imprimerie en masse, cela la fascinait. Aucun journal n'existait quand
elle avait quitté la ville. Elle trouvait l'idée merveilleuse.
— Et donc vous travaillez ici,
avec Padre Pio ?
— Oui, mes parents m'ont
demandé de travailler ici et Padre Pio a accepté de me prendre comme apprentie.
D'ailleurs, je ne me suis pas présentée, je m'appelle Stockholm.
— Enchantée, moi c'est
Uberklaus. Vous venez d'ici d'ici ?
— Oui, mes parents habitent un
peu en dehors de la ville, j'ai deux frères qui sont engagés dans l'armée de
Vorrim, je voulais aussi, mais mes parents ont estimé que ma place n'était pas
dans les métiers des armes.
Sans Trema appela Uberklaus pour lui faire un résumé de tout
ce que Padre Pio venait de lui apprendre.
Alors qu'elle lui exposait
le plan d'attaque du camp dont lui
avait parlé le journaliste, une flèche siffla, transperça la fenêtre et se
planta dans une des machines.
— Couchez-vous,
hurla Padre Pio.
A peine eurent-ils le temps de se baisser et de se rapprocher
des murs que des dizaines de flèches sifflèrent des différentes fenêtres. La
porte principale fut alors enfoncée d'un coup de pied puissant et cinq soldats
d'Amrah entrèrent dans le bâtiment.
— Je
m'occupe des archers, hurla Uberklaus.
Sans Trema fonça sur le soldat le plus proche, elle lui
trancha le bras à hauteur du poignet. Sa main vola, l'épée qu'elle tenait tomba
à quelques centimètres de Stockholm qui n'en demandait pas tant.
Sans Trema acheva le soldat en lui ouvrant le bassin de part
en part.
Au même instant, un autre
ennemi se jeta en direction de Padre Pio qui se mit à courir autour d'une des
nombreuses machines.
Stockholm vit un des guerriers s'approcher d'elle, lentement.
Elle serra l'épée de toutes ses forces. Son assaillant entama son attaque, d'un
coup vertical. Stockholm contra, l'épée en opposition, perpendiculaire. L'homme
força, il appuyait de toute sa puissance sur son arme. Sachant que son contre
ne tiendrait guère plus
longtemps, elle lui asséna un coup de pied dans l'entre-jambe. Décontenancé, il
interrompit son attaque. Elle en profita pour lui trancher la tête d'un coup
sec, circulaire. Des jets de sang
tachèrent les numéros du journal du
jour.
Uberklaus ne tenait pas compte du combat à l'intérieur du
bâtiment. Elle avait assez confiance en Sans Trema pour savoir que si elle
était attaquée, elle serait couverte. Elle se concentra sur les fenêtres d'où
étaient venues les flèches. Elle perçut un mouvement entre le lierre, sur
le toit d'en face. Sa flèche partit si vite que sa victime avait déjà sa pointe
entre les deux yeux avant de l'entendre siffler. D'après l'attaque initiale, il
restait encore deux archers dehors.
Padre Pio continuait d'utiliser une presse à bras, qu'il
avait modifié avec un système de levier, pour se tenir éloigné du soldat qui ne
le lâchait pas.
Stockholm arriva à toute vitesse, et glissa au sol, balayant
au passage les jambes du soldat qui s'en retrouva projeté sur la presse.
Padre Pio se saisit du levier et appuya dessus de toutes ses
forces en hurlant :
— ON...
Il l'activa une seconde fois.
— N'ENTRAVE
Puis une troisième.
— PAS
Une quatrième.
— LA LIBERTE
Une cinquième.
— DE LA
Et une dernière.
— PRESSE
Le soldat était inconscient, le visage tuméfié, son sang mêlé
à l'encre, le titre du journal du lendemain clairement lisible sur front, imprimé
dans sa chair.
Pendant ce temps, Uberklaus avait pu atteindre un deuxième
archer. Mais aucune trace du dernier.
Sans Trema esquiva l'attaque latérale d'un autre soldat, et
lui sectionna les deux tendons d'Achille en pivotant autour de lui. Ses jambes
se désarticulèrent et il tomba, genoux à terre. La dernière chose qu'il pu voir
était la lame de la guerrière à un centimètre de son œil.
Uberklaus décida de sortir du bâtiment pour localiser le
dernier archer. Cela l'exposait, dans sa position en contre-bas à une attaque
facile et difficilement évitable, mais elle n'avait pas le choix. Elle regarda
avec attention ; aucune trace de sa cible.
Une flèche siffla, dans sa direction, dans son dos. Elle
l'entendit transpercer l'air à toute vitesse.
Elle fut sauvée, in extremis par le soldat que Stockholm jeta
par la fenêtre d'un grand coup de pied et qui prit la flèche en plein ventre.
Ayant pu repérer sa cible, elle ne faillit pas à sa réputation et d'une flèche
habilement placée, la fit trébucher du haut du bâtiment où elle se cachait,
réussissant à la toucher à l'épaule pendant sa course.
Sans Trema sortit du bâtiment et attrapa le soldat au sol, le
dos brisé, une flèche dans le ventre. Elle le tira par les cheveux et le jeta
sur une des machines.
L'homme se mit à rigoler. Elle le frappa de toutes ses forces
avec le pommeau de son épée au genou droit. Elle sentit quelque chose se briser.
— Pourquoi
vous nous attaquez ? Pourquoi nous ? hurla-t'elle.
Le soldat riait encore.
Elle attrapa la flèche plantée à quelques centimètres sous
son sternum et la fit tourner.
Son rire fut étouffé par une montée de sang dans sa gorge.
— Dites-moi
pourquoi vous faites ça. Qu'est-ce que vous voulez ?
Il cracha avant de pointer du doigts Uberklaus.
— C'est elle
qu'on veut, parvint-il à
articuler, et vous allez nous la livrer.
— Qu'est-ce qui te fait croire
ça ? s'énerva Sans Trema qui continuait de tourner la flèche.
— Parce que nous avons votre
amie, et que si vous voulez la revoir, il faudra qu'elle aille se rendre au
camp d'elle même. Il gaspa.
- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Jaddo ? Vous avez
Jaddo ? hurla Uberklaus dépassée par tout ce qu'elle venait d'entendre.
Le soldat ne répondit pas. Il était mort.
Sans Trema jeta son épée dans un accès de colère.
— Nous
n'avons pas le choix, dit Uberklaus qui reprenait peu à peu son calme, nous
devons aller au camp. Cela ne change rien. Nous allons y aller, libérer Jaddo
et tuer le moindre soldat qui voudra nous barrer la route.
— A deux, c'est du suicide.
Mais tu as raison, annonça Sans Trema.
— Je viens avec vous, annonça
Stockholm.
—Tu es de toute évidence une
guerrière de qualité, mais ceci n'est pas ton combat, et nos chances de
réussite sont faibles.
— Cela n'a
aucune importance.
— Très bien, alors nous partons
sur le champ, conclut Uberklaus pour signifier son approbation à la décision
qui venait d'être prise.
**
Dr Lehmann était assis sur la dalle noire où se trouvait Dr
Selmer auparavant. Il était assis dans la même position. Dr Selmer s’approcha
de lui et lui donna un flacon, apparemment vide.
— Quand tu
voudras commencer l’épreuve, brise le flacon.
Dr Lehmann le regarda avec gratitude, conscient que cela
n’était pas facile pour son ami non plus. Il regarda devant lui, inspira
profondément pour profiter, peut être pour une dernière fois, de l’odeur de
l’herbe qui l’entourait, et brisa le flacon en le serrant dans sa main gauche.
Sur le coup, il ne remarqua aucun changement. Très vite, il
ne sentit plus la présence de Dr Selmer à ses cotés. L’air n’avait plus la même
odeur, il était devenu plus lourd, étouffant, chaque inspiration lui brûlait
les poumons. La luminosité s’intensifia, devint presque aveuglante, elle
l’agressait, puis disparut, ne laissant plus place qu’aux ténèbres. Dr Lehmann
se retrouva entouré par une obscurité impénétrable, la seule lumière qui
arrivait à percer ce lieu semblait provenir de son propre corps.
Il posa sa main sur le sol mais ne rencontra aucun obstacle.
Pour autant la gravité était bien présente, il ne flottait pas et était bien
assis sur quelque chose, mais d’impalpable.
Sans se laisser dominer par la panique, il se releva. Il n’y
avait aucun repère, pas de haut, pas de bas, ni de gauche, ou de droite, aucun
élément pour se repérer. Il décida d’avancer dans ce qui lui semblait être la
direction avant.
Il marcha, deux minutes, deux heures, peut être deux jours.
Il n’avait aucune notion de temps. Son voyage fut interrompu par l’apparition
de forme, composée d’un léger nuage grisâtre, qui très vite se modela en une
forme humaine. Il reconnut Doc Arnica, dix ans plus tôt, lorsqu’ils avaient eu un
énième débat sur leurs choix de vie, et la prise de position. Dr Lehmann était
spectateur, présent sans l’être. Il se remémora cette scène tandis que le nuage
s’évaporait, avant de se reformer à nouveau, derrière lui. Cette fois il
reconnu la silhouette d’Amrah. Son ennemi, souriant, rigolant, une chope à la
main, trinquant avec une autre forme, non matérialisée, mais dont Dr Lehmann
connaissait l’identité. Le nuage s’effaça de nouveau. Ce cycle continua
quelques temps. Il revit le jour où il monta à cheval pour la première fois.
Les instants les plus importants de sa vie se déroulèrent sous ses yeux, le
jour funeste où la vision des flammes brisa les espoirs de sa famille, le jour
où les chemins se séparèrent, sans un mot. Il y eut un long moment, sans
qu’aucune autre forme ne se dessina. Dr Lehmann reprit sa marche dans une
direction inconnue. Son sens de combattant le poussa soudain à sortir son épée.
Il contra une attaque qui venait de sa droite. Le bruit du métal contre
lui-même résonna un court instant avant de laisser place à un silence pesant.
Il venait d’arrêter une attaque, la force ressentie, la vibration de sa lame
résonnant jusqu’à sa main ne laissait pas de doute, mais rien n’était apparu,
et de fait rien n’avait disparu. Sur le qui-vive, il avança de nouveau. La
douleur de son genou se réveilla brutalement. Pris au dépourvu, il perdit
l’équilibre et se retrouva à genoux. Le nuage refit surface, depuis le néant,
et se matérialisa de nouveau. La silhouette qui se forma devant lui, n’était
autre que lui-même, se tendant la main pour se relever. A peine, debout, une
douleur le saisit au ventre. La chair se déchira, le sang, incolore, invisible,
gicla. Une lame, sa propre lame, tenue par l’ombre qui venait de l’aider le
traversait de part en part. Il se sentit mourir, tomba en arrière. Il avait
échoué. Il allait mourir là, maintenant. Sans avoir pu réussir l’épreuve, sans
avoir pu être là pour ses amis, ses proches, ceux qu’il avait promis de
protéger. Il les abandonnait, pour ce combat qu’il ne fallait pas perdre. Il se
maudissait d’avoir failli. Son regard se flouta. Son corps lui sembla
s’alourdir, puis devenir plus léger qu’une plume. Il sentait le sang remonter
dans son œsophage et s’infiltrer dans sa trachée, dans ses bronches, il en
cracha une partie, mais en vain. Bientôt il ne sentit plus rien. Il y eut une
respiration, une dernière respiration, puis le silence, un silence absolu. Mais
ce silence, il le percevait. Comment cela était il possible ? Il ne
comprenait pas. Il était mort. Comment pouvait-il même simplement se faire cette
remarque ? Tout cela n'avait aucun sens. Sans même s’en rendre compte, il
était de nouveau debout, sans douleur, sans trou au milieu du ventre. Tout cela
était incompréhensible. Une peur le saisit, une peur dont il ne comprenait pas
l’origine. Elle l’envahissait, le dévorait. Allait-il être enfermé dans ce
néant pour l’éternité ? Quel était le but de tout cela ? Que
devait-il faire ? Il regarda autour de lui, toujours rien. Aucune lumière,
aucune forme. Rien. Il hurla, de toutes ses forces. Il hurla aussi fort qu’il
le put. Son premier hurlement s’effaça très vite dans le silence qui
l’entourait. Il hurla de nouveau. Cette fois-ci, son cri sembla porter plus
loin. Il hurla, si fort, qu’il en pleura. Ce troisième cri posséda l’espace, se
dispersa partout, sans perdre de sa force. Une lumière sembla poindre, depuis un horizon inatteignable, mais
elle se rapprochait, vite, si vite. En un instant, il fut entouré d’une lumière
éclatante, aveuglante, mais bienveillante. Il eut un rire nerveux, un fou rire.
Il se laissa tomber sur ce qui s’apparentait au sol et rit de plus belle, avec
force, détermination. Son rire résonna de toute part. Le sol se déroba
soudainement sous lui. Il tomba, sans limite, dans un infini sans fond. Il eut
une seconde de peur, qui s’effaça très vite. Il continuait de tomber, sans
savoir depuis combien de temps, sans savoir où il allait arriver, s’il allait
atterrir quelque part, s’écraser ou être amorti par quelque chose. Cela n’avait
plus d’importance. Il ne contrôlait rien. Il lâcha prise, complètement, sans
crainte, sans angoisse. La chute dura une heure, puis un jour, puis un an, puis
une vie, le temps n'avait plus cours. Cela fit naître en lui un sentiment de
plénitude, de légèreté, de paix. Il était calme, serein. il ne savait pas, mais
il était apaisé, le souffle lent, régulier, les yeux fermés, il se laissait
tomber, il n'était plus mais cela n'avait aucune importance. Si le temps infini
qui se déroulait pouvait lui faire confondre ou oublier des souvenirs, des
visages, des noms, des lieux, sa détermination ne déclina jamais, il n'y
avait plus de désir, plus d'orgueil, plus de colère, de jalousie ou de peur,
simplement l'importance de sa mission, au delà de son être, au delà de tout
attachement, au delà de tout obstacle. A mesure que les émotions s'effilaient
et disparaissaient dans sa chute sans fin, il se sentit entouré, possédé par
une plénitude, une paix sans faille, sans limite. Il lâcha prise, abandonna la
moindre idée de contrôle et accepta la suite quelle qu'elle serait.
Il sentit alors une main se poser sur son épaule. Il ouvrit
ses yeux. Il était sur l’île de Dr Selmer. Il le regardait, sans que son visage
ne révèle aucune expression de joie ou de tristesse. Il réalisa que l’épreuve
était terminée. Cela lui avait semblé le temps de deux vies, mais seulement
quelques secondes s’étaient écoulées.
— Ne
bouge pas. Capte cet instant, lui dit Dr Selmer.
Dr Lehmann demeura un instant dans la même position,
saisissant l’émotion qui l’avait habité au moment où l’épreuve se terminait.
— Rejoins-moi de l’autre
coté de la maison quand tu seras prêt.