mercredi 13 avril 2016

Le livre de la consultation

Récemment je regardais le bordel sur ma table de chevet, des livres, partout, jusqu'à débordement. Roman historique, polar, science fiction, heroic-fantasy, vulgarisation scientifique, livres sur le monde de la médecine romancés ou non, c'est un vrai melting pot. Mais je l'ai voulu. Du moins je l'ai engendré. Mes lectures suivent mes humeurs, et je peux changer parfois plusieurs fois en une journée, alors au fil des jours ça devient un vrai bazar.

J'étais à moitié perdu dans mes pensées, devant cette table de chevet surchargée, et je me suis dit qu'il n'y avait pas beaucoup de différences entre elle et une journée de consultation.

Et si les patients étaient des livres ?

Après tout chaque personne a une histoire, unique, avec des personnages principaux, secondaires, des événements insignifiants et d'autres qui peuvent tout chambouler, en bien ou en mal.
J'essayais alors de me remémorer les patients que j'avais vu le jour même. Et cette exercice renforça mon idée.

Une journée de consultation n'est rien d'autre qu'une bibliothèque aléatoire. Chaque patient est un livre, chaque consultation est un chapitre.
Les consultations s’enchaînent comme des chapitres de différents livres. Tantôt il s'agit d'une histoire que nous connaissons bien, que nous avons suivi avec attention depuis le début, et nous nous y replongeons quand le patient revient, tantôt il s'agit d'un nouveau livre, chapitre 1, voire introduction, première consultation, il faut tout resituer, les rôles, les lieux, la diégèse que le patient veut bien laisser filtrer au fil de ses mots, de ses réactions. Nous lisons le chapitre que le patient accepte de nous conter, et nous l'interprétons à notre manière. Tout comme un livre ne sera pas perçu, reçu de la même manière par deux lecteurs, deux médecins différents peuvent vivre une même consultation de manière totalement différente, dans leur ressenti, leur implication, leur empathie, et ce qu'ils en gardent une fois la consultation, la lecture, terminées.

Certains liront un message entre les lignes, d'autres ne verront que la surface, la partie émergée de l’iceberg. Parce qu'il y a des jours, des moments, des chaines de causalité qui font qu'on ne peut, même avec la meilleure volonté du monde, offrir la même écoute à tout le monde, la même concentration de lecture.

Parfois l’enchaînement est difficile, et l'on passe d'un chapitre intense, émouvant ou éprouvant psychologiquement, à un autre livre, la consultation suivante, un autre chapitre, totalement différent. Nous sommes encore sous le poids de ce que nous venons de lire, mais nous devons essayer d'avoir la même capacité de nous plonger dans la nouvelle histoire qui nous est relatée. Il y a des  successions de livres plus dures à gérer que d'autres.

Parfois, certaines histoires nous touchent tellement, qu'il est difficile de refermer les pages en se disant que nous ne pouvons lire la suite immédiatement. Tout comme ces livres qui nous sont chers et que les obligations de la vie nous poussent parfois à mettre de coté. Les pages sont fermées, le marque-page s'impatiente, et nous aussi, mais nous n'avons pas le choix. Et ce n'est qu'avec plus d'envie et de motivation que nous nous y replongeons quand enfin les circonstances le permettent.

Il est dur d'avoir la même concentration d'un livre à l'autre, surtout quand on enchaîne plus de 20 chapitres de livres différents en une journée. La fatigue, les histoires précédentes il y a plein d'éléments qui font que l'on peut se retrouver à lire en diagonale, à survoler une consultation et à passer à coté de certaines phrases chocs, certaines actions qui ne seront plus relatées et qui nous feront rater la profondeur du livre dans sa globalité.

Alors nos histoires, nos échanges, via blog ou twitter ne sont en fait que des résumés, des synopsis, subjectifs de chapitre, parfois même de livres entiers, qui nous ont touchés. Il peut s'agir d'une seule et même histoire, ou alors de la réflexion, de l'essai qui nous avons généré par notre réflexion suite à plusieurs lectures différentes.

Nous sommes des lecteurs, chaque jour, stéthoscope autour du cou, nous lisons ces histoires que nous offrent les patients, ces vies qui se déroulent sous nos yeux, par étape, par chapitre, tous les genres se mélangent sur une journée de consultation, jamais à l'abri d'un rebondissement bon ou mauvais.


Peut-être que pour être un bon médecin, dans le fond, il faut être un lecteur émérite de patients.

2 commentaires:

  1. Bonjour,
    J'ai beaucoup apprécié la métaphore et le style enlevé qui montrent que derrière ce billet existe une esthétique.
    C'est là où je voulais en venir...
    Les livres sont, même quand ils sont mauvais, surtout quand ils sont mauvais, a fortiori quand ils sont bons, mais c'est aussi une question de goût, l'expression d'une esthétique de l'auteur. Le patient est-il un auteur ? Est-il l'auteur de sa propre vie ?
    Le discours des patients peut être assimilé à de l'autofiction ou à de l'autobiographie qui sont toujours peu ou prou mensongères puisqu'elles sont une réinterprétation de la réalité. Comme les romans. Mais combien de patients sont capables d'écrire le roman de leur propre vie ?
    Existe-t-il une esthétique du patient racontant sa vie ?
    Sans doute.
    Gregory House prétend que tous les malades mentent. Est-ce le fondement de leur esthétique ?
    Mais surtout : il faut se méfier de l'esthétique du médecin. C'est à dire sa tendance spontanée à interpréter le discours des malades, le livre de la vie du malade, en fonction de sa propre conception de sa vie/livre. Une conception qui peut changer avec le temps et qui ne doit pas nuire au patient. Un lecteur de livre et un critique qui s'ignore (avec une esthétique pas forcément raisonnée).
    La psychanalyse n'est plus à la mode mais n'oublions pas les interactions patient/médecin (transfert/contre transfert) : auteur/lecteur (critique).
    Cela peut faire des dégâts : pour le patient et pour le médecin.

    Bonne journée.

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  2. Bonjour. Tout d'abord merci pour votre réponse.
    Je pense que le patient n'est l'auteur que de la vie qu'il partage avec nous. Parfois a cela peut s'ajouter une autre vision, si l'on a aussi d'autres personnes de son entourage dans notre patientèle, mais en dehors de cela nous sommes tributaire de ce qu'il veut bien nous dire. Le reste n'est qu'interprétation de notre part, parfois dans le juste, parfois dans le faux, et souvent cela se fait en mettant en jeu notre propre expérience, d'humain et de soignant. Je ne pense pas que House ait raison, du moins pas completement. Il y a des omissions de vérités, et moi le premier quand je suis le patient d'un collègue, mais je pense pas que tous les patients mentent, l'omission est juste parfois plus consciente que d'autre.
    Quant à l'interprétation, elle est, je pense, le point central de notre profession. Peut être sa plus grande richesse et mais aussi sa plus grande difficulté [enfin, je dis ça mais je n'ai commencé qu'il y a 6 mois...]. Savoir lire entre les lignes, savoir aller plus loin que ce qui est juste dit, conter, partager, démeler le vrai du faux, ce qui est de ce qui est interprété par la patient. Vient ensuite l'exercice difficile de ne pas tomber dans le transfert/contre transfert. Mais comment l'éviter, quand cela met en jeu des mécanismes inconscients, tout comme un livre nous touchera plus qu'un autre sans que, lorsqu'on nous le demande, nous arrivions à expliquer pourquoi. C'est peut être ma plus grande crainte à l'heure actuelle. Il y a bien sur l'erreur diagnostic, l'ordonnance inadaptée, le retard de prise en charge par mauvaise décision de notre part, mais derrière il y a les dégats parfois non visibles de justement ce mécanisme de transfert/contre transfert, et ne pas savoir exactement, à ce jour, comment le prévenir, voila ce qui me fait peur, vous avez entièrement raison sur ce point.

    Bonne journée à vous.

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