lundi 14 septembre 2015

La mort, mes limites, mon angoisse. (Médecine Interne)

Comme autre moment panique de mon stage, il y a ce jour dont je me souviendrais encore longtemps, dont le déroulement me revient parfois avec toujours ce même sentiment d’impuissance. Il y a deux jours dans tout mon internat qui m’ont changé, au plus profond de moi, je le sais, je le ressens encore et je me remémore parfois ces journées pour ne pas oublier. Ne jamais oublier.

Mr F était hospitalisé une nouvelle fois dans le service. Ses hospitalisations étaient fréquentes et souvent longues pour des raisons administratives, sa femme et lui ne recevant pas assez d’aide pour permettre une prise en charge adaptée au domicile. Mr F était atteint d’un carcinome du sinus piriforme, une tumeur maligne de l’hypopharynx. Suite à des complications, il avait été trachéotomisé et avait donc du mal pour communiquer et pour s’alimenter. Sa femme passait ses journées à ses cotés à s’occuper de lui, malgré ses attitudes machistes continuelles. Ils ne se plaignaient que peu l’un et l’autre, sans nier la difficulté et les contraintes de la situation actuelle. Je ne sais plus quel état le motif de son hospitalisation à ce moment donné. Le matin, à la visite, toujours débordé, dépassé, et approximatif devant la charge de travail et la lourdeur des dossiers à gérer dans un laps de temps limité, je remarque quand même que Mr F présente un myosis unilatéral à droite ( sa pupille droite était de plus petite taille qu’à gauche) mais n’y prête pas plus attention. Son examen révèle une légère hématurie connue en cours de traitement par adaptation de son traitement anticoagulant. La visite terminée, je cours à la cafeteria me chercher un sandwich à manger devant les dossiers que je devais présenter au staff de gastro vers 14h. Mes co-internes, les assistantes et les chefs partent de leur côté manger au self. Sandwich en main, dossier sur les genoux, je potassais pour ne pas paraitre trop bête le moment venu, même si une nouvelle fois la complexité du dossier m’envoyait au casse-pipe de manière inexorable. L’infirmière arrive soudainement dans le bureau médical : « Mr F est en train d’avoir une hémorragie, il faut que tu viennes tout de suite ! ». Repensant à son hématurie, je me dis que l’infirmière vient me voir pour ce motif, je sors calmement du bureau et aperçoit le personnel soignant en train de courir dans le couloir. J’accélère mon pas, et en tournant dans le couloir je vois Mme F affalé contre le mur, son t-shirt blanc recouvert de sang. Elle sanglote et hurle à faire trembler les murs. Je me précipite vers la chambre et je vois un jet de sang, puissant, jaillir de la canule de trachéotomie de Mr F. Ce dernier, les yeux paniqués, essaye de se débattre en vain, les infirmières sont couvertes de rouge, une flaque s’étend au sol juste devant mes pieds là où termine le jet de sang. Deux infirmières le perfusent, une autre se tourne vers moi « On faut quoi ? » dit elle. Aucun mot, aucun son n’est sorti de ma bouche. Plus aucune connaissance ne me venait, je ne comprenais pas, j’étais figé, sidéré. Cet homme mourrait devant moi et je ne savais pas quoi faire. Je suis parti en courant, vers les bureaux médicaux. J’ai frappé avec frénésie. Finalement la chef de service qui n’était pas partie manger m’a ouvert.
« Qu’est ce qui se passe ? ». Je lui explique tant bien que mal, toujours choqué, que Mr F se vide par sa trachéotomie. Elle se lève alors et m’accompagne jusqu’à sa chambre. Elle se tourne vers les infirmières  et dit « Hypnovel » puis une posologie dont je n’ai plus le souvenir. Les infirmières y ayant déjà pensé avaient préparés le matériel et ont pu débuter très vite le traitement. Mr F s’est endormi devant moi. Son sang continuait de sortir de sa trachéotomie, mais il était endormi. Mr F s’est vu mourir, mais pas jusqu’au bout. Il dormait au moment de son dernier souffle, quand son cœur cessa de battre devant une trop grande perte de sang.
« Tu ne pouvais pas le sauver. » m’expliqua la chef en se retournant vers moi, droite comme un i, ne trahissant aucune émotion. « Il a rompu sa carotide sur son cancer. Sans trachéotomie il se serait noyé dans son propre sang, mais là il s’est vidé par sa canule de trachéotomie. Tout ce que tu pouvais faire pour lui c’était de l’endormir pour ne pas le laisser partir dans la panique et la peur, pour qu’il meurt dans son sommeil ».
Je ne pouvais pas le sauver, personne n’aurait pu. Alors la meilleure des choses à faire devant sa mort imminente était de l’endormir pour ne pas qu’il souffre davantage et lui permettre autant que possible de partir convenablement. Comment ? Comment à 26 ans, suis-je censé accepter ça de facto ? Comment accepter que mon métier, de médecin, m’oblige un jour de prendre la décision d’endormir quelqu’un pour qu’il meure dans son sommeil plutôt que d’utiliser toute mon énergie à le sauver ? Ce n’est qu’avec du recul que j’ai réalisé cela, et que devant une situation sans espoir, le moindre mal est la meilleure des solutions. Il y a bien sur des débats sans fin sur le sujet, et il y autant de cas de figure que de personne, aucune généralité n’est possible, mais ce que j’ai retenu de ce jour c’est qu’il faut connaitre les limites du curatif pour pouvoir accompagner correctement.

Après cela, j’ai pleuré, de longues minutes. Assis, dehors, contre le mur, dans la même position que Mme F dans le couloir, sans réussir à reprendre correctement mon souffle. Cette image me revient encore aujourd’hui, son visage, ce jet de sang, sa femme, ma tétanie.

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