Comme autre moment panique de mon stage, il y a ce jour dont
je me souviendrais encore longtemps, dont le déroulement me revient parfois
avec toujours ce même sentiment d’impuissance. Il y a deux jours dans tout mon
internat qui m’ont changé, au plus profond de moi, je le sais, je le ressens
encore et je me remémore parfois ces journées pour ne pas oublier. Ne jamais
oublier.
Mr F était hospitalisé une nouvelle fois dans le service.
Ses hospitalisations étaient fréquentes et souvent longues pour des raisons
administratives, sa femme et lui ne recevant pas assez d’aide pour permettre
une prise en charge adaptée au domicile. Mr F était atteint d’un carcinome du
sinus piriforme, une tumeur maligne de l’hypopharynx. Suite à des
complications, il avait été trachéotomisé et avait donc du mal pour communiquer
et pour s’alimenter. Sa femme passait ses journées à ses cotés à s’occuper de
lui, malgré ses attitudes machistes continuelles. Ils ne se plaignaient que peu
l’un et l’autre, sans nier la difficulté et les contraintes de la situation
actuelle. Je ne sais plus quel état le motif de son hospitalisation à ce moment
donné. Le matin, à la visite, toujours débordé, dépassé, et approximatif devant
la charge de travail et la lourdeur des dossiers à gérer dans un laps de temps
limité, je remarque quand même que Mr F présente un myosis unilatéral à droite (
sa pupille droite était de plus petite taille qu’à gauche) mais n’y prête pas
plus attention. Son examen révèle une légère hématurie connue en cours de
traitement par adaptation de son traitement anticoagulant. La visite terminée,
je cours à la cafeteria me chercher un sandwich à manger devant les dossiers
que je devais présenter au staff de gastro vers 14h. Mes co-internes, les
assistantes et les chefs partent de leur côté manger au self. Sandwich en main,
dossier sur les genoux, je potassais pour ne pas paraitre trop bête le moment
venu, même si une nouvelle fois la complexité du dossier m’envoyait au
casse-pipe de manière inexorable. L’infirmière arrive soudainement dans le
bureau médical : « Mr F est en train d’avoir une hémorragie, il faut
que tu viennes tout de suite ! ». Repensant à son hématurie, je me
dis que l’infirmière vient me voir pour ce motif, je sors calmement du bureau
et aperçoit le personnel soignant en train de courir dans le couloir.
J’accélère mon pas, et en tournant dans le couloir je vois Mme F affalé contre
le mur, son t-shirt blanc recouvert de sang. Elle sanglote et hurle à faire
trembler les murs. Je me précipite vers la chambre et je vois un jet de sang,
puissant, jaillir de la canule de trachéotomie de Mr F. Ce dernier, les yeux
paniqués, essaye de se débattre en vain, les infirmières sont couvertes de
rouge, une flaque s’étend au sol juste devant mes pieds là où termine le jet de
sang. Deux infirmières le perfusent, une autre se tourne vers moi « On
faut quoi ? » dit elle. Aucun mot, aucun son n’est sorti de ma
bouche. Plus aucune connaissance ne me venait, je ne comprenais pas, j’étais
figé, sidéré. Cet homme mourrait devant moi et je ne savais pas quoi faire. Je
suis parti en courant, vers les bureaux médicaux. J’ai frappé avec frénésie.
Finalement la chef de service qui n’était pas partie manger m’a ouvert.
« Qu’est ce qui se passe ? ». Je lui explique
tant bien que mal, toujours choqué, que Mr F se vide par sa trachéotomie. Elle
se lève alors et m’accompagne jusqu’à sa chambre. Elle se tourne vers les
infirmières et dit
« Hypnovel » puis une posologie dont je n’ai plus le souvenir. Les
infirmières y ayant déjà pensé avaient préparés le matériel et ont pu débuter
très vite le traitement. Mr F s’est endormi devant moi. Son sang continuait de
sortir de sa trachéotomie, mais il était endormi. Mr F s’est vu mourir, mais
pas jusqu’au bout. Il dormait au moment de son dernier souffle, quand son cœur
cessa de battre devant une trop grande perte de sang.
« Tu ne pouvais pas le sauver. » m’expliqua la
chef en se retournant vers moi, droite comme un i, ne trahissant aucune
émotion. « Il a rompu sa carotide sur son cancer. Sans trachéotomie il se
serait noyé dans son propre sang, mais là il s’est vidé par sa canule de trachéotomie.
Tout ce que tu pouvais faire pour lui c’était de l’endormir pour ne pas le
laisser partir dans la panique et la peur, pour qu’il meurt dans son
sommeil ».
Je ne pouvais pas le sauver, personne n’aurait pu. Alors la
meilleure des choses à faire devant sa mort imminente était de l’endormir pour
ne pas qu’il souffre davantage et lui permettre autant que possible de partir
convenablement. Comment ? Comment à 26 ans, suis-je censé accepter ça de
facto ? Comment accepter que mon métier, de médecin, m’oblige un jour de
prendre la décision d’endormir quelqu’un pour qu’il meure dans son sommeil
plutôt que d’utiliser toute mon énergie à le sauver ? Ce n’est qu’avec du
recul que j’ai réalisé cela, et que devant une situation sans espoir, le
moindre mal est la meilleure des solutions. Il y a bien sur des débats sans fin
sur le sujet, et il y autant de cas de figure que de personne, aucune
généralité n’est possible, mais ce que j’ai retenu de ce jour c’est qu’il faut
connaitre les limites du curatif pour pouvoir accompagner correctement.
Après cela, j’ai pleuré, de longues minutes. Assis, dehors,
contre le mur, dans la même position que Mme F dans le couloir, sans réussir à
reprendre correctement mon souffle. Cette image me revient encore aujourd’hui,
son visage, ce jet de sang, sa femme, ma tétanie.
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