lundi 14 septembre 2015

L'être et l'aidant. (Gériatrie)

La maladie d’Alzheimer, tout le monde en parle. On fait des programmes de sensibilisation auprès de la population, on nous parle de la recherche sur le sujet, les politiques s’en mêlent (les pinceaux… j’ai dû manger du Jean Roucas au petit déjeuner), on vient témoigner au 20H, c’est le mal du siècle, c’est incurable, inévitable, imprévisible. Woohoo, vas-y fait péter le champagne, je sens que j’ai la sérotonine qui atteint son paroxysme.

Mr A et Mme L ne se connaissent pas, ils ne se sont jamais croisés auparavant, quoi que, peut-être que si, comment le saurai-je, je ne connais pas leur vie et ils ont oublié la leur, alors comme ça on est bien avancé.

Mr A est amené aux urgences par ses enfants. Sa femme, qui s’occupe de lui, au quotidien, du haut de ses 1m30 (lui fait 50cm de plus),  avec des aides à la maison, et les enfants qui passent deux à trois fois par semaine, entre leurs boulots, leurs enfants, et leur problème personnel quotidien. Bref, tout le monde a l’air au bord de l’épuisement, tout le monde sauf Mr A. Mr A à l’air d’aller bien, il se tient droit sur ses deux jambes, il n’a aucun problème d’équilibre, ne semble ni fatigué, ni douloureux, il ne réclame aucun médicament, il pourrait te faire le marathon de Paris en moins de 2 heures Monsieur A. Seulement voilà, Mr A, il a la maladie d’Alzheimer. Du moins c’est ce qui lui a été diagnostiqué il y a 5 ans de cela, devant un faisceau d’argument clinico-biologico-radiologiques. Parce que oui, la maladie d’Alzheimer ça ne se diagnostique pas en dosant les anticorps anti-mémoire, c’est bien plus complexe. Mr A, il ne sait plus qu’il s’appelle Mr A, il ne reconnait pas Mme A, et pour lui les enfants de Mr et Mme A sont sympa de venir les voir plusieurs fois dans la semaine mais il ne comprend pas vraiment pourquoi. De la à dire que Doris dans le Monde de Nemo à la maladie d’Alzheimer, il n’y a qu’un pas que je ne franchirai pas. Car comme je le disais c’est bien plus compliqué que ça.  Mr A il n’a pas que la mémoire qui est hors-service. Et hors service c’est peu de le dire, il n’a pas juste oublié pourquoi il était partie dans la cuisine ou l’endroit où il a posé ses clés de voiture ; non sa mémoire ne marche plus que ce soit pour se souvenir de son prénom ou retenir le mot que je lui ai dit il y a 5 secondes. Mais il y a aussi d’autres symptômes. Il ne comprend plus comment on enfile des chaussures, comment on boutonne une chemise, il lui arrive parfois d’oublier d’ailleurs qu’une chemise est un vêtement, 90% de son vocabulaire a disparu de son esprit, effacé, ctrl A + suppr. Mr A n’a plus de système de pensée cohérent, tout est abstrait. Mr A n’a plus de notion de bien et de mal, de socialement acceptable et répréhensible, de joie ou de peine, de faire plaisir ou de faire du mal. Il n’a ni remord, ni regret. Autant pour un T-800 envoyé dans le passé pour éliminer Sarah Connor, ça peut être utile. Mais pour un humain de 80 ans avec une femme, une famille, c’est un peu difficile. Dernier point sur Mr A, et qui confirme aussi sa maladie d’Alzheimer, il ne sait pas qu’il est malade. Il est atteint de ce phénomène cérébral aussi incroyable que terrible que l’on appelle l’anosognosie ; il n’a aucune conscience de ce qui lui arrive. Après pour l’inconscient, je ne saurai vous dire, de toute façon je n’ai jamais pu lire le Petit Hans en entier.

Au début Mr A avait quelques problèmes de mémoire, et le début des autres symptômes a commencé à apparaitre. C’était fluctuant, insidieux, on ne le voit pas, ou on ne veut pas le voir, on se dit que bon « c’est l’âge ». Mais voilà, un jour il n’y a plus de fluctuation, il n’y a plus « quelques problèmes », il y a un handicap majeure, une perte d’autonomie totale, une mise en danger pour le patient et son entourage, cet entourage trop souvent oublié, qui s’épuise au fil des jours, comme une flamme vacillante mais qui ne s’éteint pas, et quand il demande un peu de répit pour pouvoir se poser un peu c’est parfois sous des regards accusateurs et la critique. Alors un jour, ils craquent, ou alors il y a le problème de trop et ils arrivent aux urgences, et ce n’est pas le patient mais eux qui crient « Au secours » sans vraiment le dire. En l’occurrence pour Mr A, c’était sa femme qui avait craqué. Car Mr A avait aussi un autre problème lié à sa maladie, une activité sexuelle débordante qui poussait Mme A jusqu’à l’épuisement.

Alors me voilà, en pleine visite, comme tous les matins, à faire le tour de mes patients, de leurs bilans, de leurs examens, de leurs maladies, à espérer ne rien oublier, et derrière moi il y a Mr A, qui a mis son haut de pyjama dans l’évier en oubliant d’arrêter l’eau, et qui porte sur la tête son pantalon avec les deux jambes qui pendent comme les oreilles de Pluto et qui se plaint qu’ « on ne voit rien du tout avec cette saloperie », son pénis à l’air, en plein milieu du couloir et que je vais raccompagner dans sa chambre pour la 6ème fois de la journée (et je ne suis arrivé en stage que deux heures auparavant), tandis que la cadre du service de l’étage d’en dessous est en train de monter les escaliers quatre à quatre pour se plaindre d’une fuite d’eau dans le plafond.

Et Mme L dans tout ça me direz-vous. Et bien comme d’habitude, elle déambule dans le service à l’autre bout du couloir en attrapant tout le monde par le bras en répétant sans interruption « la, la, la, la », et j’ai renoncé à aller la chercher parce que de toute façon elle va repartir aussitôt.

C’est épuisant, il n’est que 11h. En plus de cela Mr A et Mme L avaient un autre point commun. Leur famille n’était pas venue les voir depuis le début de leur hospitalisation. C’est mal ! C’est de l’abandon ! C’est un opprobre sans excuse possible!


Vous penserez ce que vous voulez, car au début moi aussi c’était mon avis. Mais à ce moment très précis, je comprenais les familles.

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