samedi 26 septembre 2015

Rifampicine

L'internat de médecine générale, 3 années d'histoires, joyeuses,  tristes,  belles, affreuses. C'est impressionnant toutes les émotions, positives et négatives que le contact quotidien avec l'Homme malade peut engendrer. Que ce soit physique ou psychique, l'humain est fragile devant la maladie. C'est ce qui fait que le rapport à l'humain est si particulier dans les métiers de la santé. En juste trois années d'internat, j'ai vécu des montagnes russes d'émotions, car qu'on le veuille ou non chaque patient a un impact sur nous, direct,  indirect,  instantané,  à retard,  que ce soit dans notre approche de la relation medecin-malade, notre perception du métier médical, nos démarches diagnostiques et de prise en charge. Rien n'est anodin, rien n'est insipide. Et je pense sincèrement que celui qui se renferme sur sa pratique et ses émotions, par peur, par sécurité, ou autre, perd l'un des plus cadeaux que peuvent offrir les métiers de la santé.

De toutes ces histoires qui me reviennent quand je repense à ces 3 années,  il y en a une qui me revient sans cesse, qui ne me quitte pas. Je n'ai pas la mémoire de noms et des visages mais son nom et son visage sont gravés dans ma tête.

C’était un samedi, ensoleillé, un des premiers. Un des premiers samedi calme du semestre, alors que les épidémies de bronchiolites et de gastro’ n’étaient plus que des souvenirs avec quelques réminiscences éparpillées, et que les motifs de consultation devenaient bien plus variés.
Même si la fréquentation des urgences était vraiment moindre depuis quelques jours, la fatigue accumulée du semestre d’hiver aux urgences pédiatriques avait laissé des marques. Le nombre de passage quotidien, le peu de jour de repos, le fait de devoir accumuler ses jours de repos pour avoir des « vacances » qui rend le bénéfice des dites vacances bien conceptuel, l’angoisse des parents de voir leur enfant malade qui amène à l’agacement, à la colère, à la violence physique et verbale. Parce que se faire traiter de « fainéant » par un père à 4h du matin, alors qu’on n’a pris 20 minutes de pause pour manger depuis 8h du matin, sous prétexte qu’il a attendu 3h avant qu’un médecin ne voit son fils de 5 ans avec une rhino-pharyngite, ça ne pousse pas à la philanthropie. Je conçois l’attente, l’angoisse de la maladie, la peur pour son enfant, l’imagination du pire parce que la télé, parce que internet, parce que les discussions entre amis sur des histoires tragiques. Mais tout en comprenant la genèse de cette agressivité, je ne l’excuse pas. Alors oui, toi, le père qui a attendu 3h, pour être venu à 1h du matin parce que ton fils a pleuré parce qu’il ne pouvait plus respirer par le nez, toi qui ne lui a même pas pris de température à la maison, qui vient aux urgences sans même lui avoir donné du doliprane, sans même avoir essayé de le moucher, sache que plus tu attends, plus il y a de chance que tu repartes avec du paracétamol et un lavage de nez sur l’ordonnance. Et oui, tu auras ruiné ta nuit toi qui « travaille [moi] demain, monsieur ! » sache que tu es selon moi irrécupérable et que ton agressivité ne va pas faire que ton enfant sera vu plus vite et ne me donnera surement pas envie de le prendre en charge avec toute l’attention et l’application qu’il le faudrait. Tu ne rends service à personne, ni à toi, ni à ton enfant, ni aux autres patients, ni aux urgences.

Certes, le rush de l’hiver était passé mais fort heureusement pour ne pas perdre mes repères l’un des deux chefs qui était posté ce jour était, et est toujours, un branquignole de la médecine. Qui n’a jamais connu ce médecin qui ne voit quasiment pas de patient, qui se logue en secret sur des dossiers pour que son nom apparaisse au cas où quelqu’un chercherait à quantifier son activité, ce médecin qui fait que tu préfères finir une heure plus tard et clôturer tes dossiers plutôt que de les lui transmettre, par respect pour le patient, ce même médecin qui te fait des transmissions ingérables pour partir à la seconde près de l’horaire définie comme fin de son service. Merci la ponction lombaire sur un nourrisson d’un mois alors que la maman ne sait pas qui je suis, merci pour la « constipation, je lui prescris un lavement et tu pourras la faire sortir » qui en fait est un purpura rhumatoïde, certes dur à voir puisqu’il aurait fallu examiner l’enfant pour remarquer cette inratable éruption cutanée sur toutes les longueurs de ses jambes, et pire il aurait fallu interroger la mère pour apprendre l’existence de douleurs articulaires associées. Maintenant vous voyez de quel médecin je parle ? Parce qu’on en a tous connu un, minimum.

Il y avait donc lui que nous appelerons Dr Snake en hommùage à sa capacité de dissimulation au travail, et un autre médecin, plutôt discret et efficace, peu bavard mais très compétent que nous appelerons Dr Calme.
C’est ce samedi là, qu’Andrea (il ne s’agit bien sur pas de son vrai prénom). a été amenée par ses parents aux urgences. Agée de 15 mois, sans antécédents, elle avait présenté au réveil une importante diarrhée et un pic de fièvre à 40° sans frisson, ses parents lui avaient alors donné du paracétamol, vers midi, la fièvre ne baissant toujours pas, ils avaient donnés une deuxième dose, et deux heures après, ne voyant toujours pas d’amélioration décidaient de l’emmener aux urgences pédiatriques. Une prise en charge logique et intelligente.

Andrea arrive aux urgences vers 14h, elle est enregistré à 14h03 à l’accueil et vu par l’IAO à 14h15. Sa température est effectivement de 40.2°, et elle est inscrite pour « diarrhée fébrile depuis ce jour ». Ce samedi était vraiment calme car je l’appelle en salle d’attente à 14h30.
A ce moment de la journée, j’avais encore deux autres patients en cours de prise en charge, une jeune patiente de 8 ans adressée par son médecin traitant pour suspicion de diabète devant une perte de poids importante récente et une polyurie, et un patient 12 ans, autiste, amené par sa mère car devenu violent dans la matinée envers son frère et sa sœur. Je me souviens de ce patient, il n’y avait qu’un seul moyen de le calmer, c’était de lui mettre un clip du Colonel Reyel, ma prise en charge avait dont été de demander à la maman de mettre une playlist de Colonel Reyel sur son téléphone en attendant qu’on sache quoi faire pour soulager les impulsions violentes de son fils. J’attendais aussi avec crainte les résultats du bilan de la patiente de 8 ans.

Je me revois accompagner Andrea et ses parents dans le box de consultation, elle ne faisait pas un bruit, ne pleurait pas, ne criait pas, elle était amorphe. Une fois dans le box, j’entamais la consultation, antécédents, histoire de la maladie. Les parents avaient oubliés de prendre le carnet de santé, ce qui est finalement assez fréquent aux urgences pédiatriques. J’examine alors Andrea, devant ses parents, calme eux aussi, souriants. Elle était tachycarde mais sa tension était bonne, elle était pâle, presque jaune. Elle ne se plaignait d’aucune douleur. Sa gorge était propre, ses tympans étaient normaux, je n’avais pas de ganglion, son ventre était souple, non douloureux, elle ne répondait pas à mes questions, surement trop fatiguée par la fièvre, mais elle faisait bien ce que je lui demandais, elle se redressait pour l’auscultation pulmonaire, elle relacha bien sa tête pour que j’atteste que sa nuque était souple, et elle arrive même à détendre ses jambes pour que je puisse prendre ses reflexes.
Je partais sur une simple gastro’, certes un peu coltinée, mais du doliprane, du repos, une alimentation adaptée et tout ira bien.

Il y a eu un détail, un seul détail qui a attiré mon attention. Deux petits points rouges dans le creux de son coude gauche, deux petits points rouges de 3mm ne s’effaçant pas à la vitropression. Non je devais me tromper, je m’enflamme toujours pour rien, et en plus de 5 mois aux urgences j’ai eu le chance de ne jamais avoir de cas graves, alors je ne marche pas.
Mais quand même, cela m’embête. Je décide d’appeler Dr Snake pour lui demander son avis car Dr Calme était en pause déjeuner. Mais le téléphone de Dr Snake ne répondait pas, pour être exact il ne sonnait pas du tout. J’allais donc le chercher de box en box, mais je ne le trouvais nulle part. Finalement je tombais sur une co-interne qui passait dans le couloir. Je lui demandais son avis. Elle fut tout aussi dubitative que moi, que 2 points rouges, pas de raideur de nuque, non on ne va pas s’enflammer comme ça, sinon on ne s’en sortait plus aux urgences. Mais elle n’arrive pas à trancher complètement, le calme, l’apathie d’Andrea était quand même marqué et son teint qui virait aux jaunes ne pouvait pas être seulement dû à la nausée. Fort heureusement en sortant du box pour en discuter nous croisons Dr Calme qui revenait de sa pause déjeuner.
Longuement circonspect devant ses points rouges il décide finalement que nous allons la déplacer en salle de déchocage et demander l’avis du réa, quitte à en faire trop, mais ne prenons aucun risque.
Le réa arrive en moins de 5 minutes au déchocage, même interrogatoire, mêmes réponses, nouvelle prise de la tension en salle de déchocage, moins bonne qu’à l’arrivée et dans mon box. Il regarde longuement les points rouges. Dans le doute je les avais entourés dès le départ, ils n’avaient pas bougés, et aucune autre apparition. Il explique calmement aux parents que dans le doute il préfère la garder en réa pour la surveiller et la réhydrater. Une fois l’idée en tête, le choix n’est plus permis, nous injectons une dose de ceftriaxone en IV, il est 15h15. Cinq minutes après Andrea part en réa avec ses parents, et la vie reprend son cours aux urgences.
Je suis quand même inquiet, je n’y crois pas trop mais je me dis « au pire si c’est ça, elle a reçu les antibiotiques, elle est en réa, tout ira bien ».
D’autres patients arrivent, mon patient autiste devient de plus en plus agressif, il faut lui administrer de l’atarax pour réussir à le calmer, ma patiente de 8 ans est belle et bien diabétique et je dois aller l’annoncer à elle et à sa mère, cette journée ne me plait définitivement pas.
Les chefs de garde arrivent pour la relève, ils ont vent de l’histoire d’Andrea et l’un deux, notant mon angoisse à l’évocation de cette histoire tente de me rassurer « Elle était surement très déshydratée sur sa gastro, ne t’inquiète pas ».

Avant de partir des urgences, je décide de passer en réa prendre de ses nouvelles. J’arrive dans le long couloir de la réa et demande à une infirmière « Vous savez où est la chambre d’Andrea, qui est arrivée des urgences cet après midi ? », elle me répond « C’est celle au fond, mais vous ne pouvez pas y aller, tous les médecins sont dedans ». Je lui demande alors pourquoi, et elle m’apprend qu’à son arrivée en réa Andrea a fulminée en moins de 5 minutes, de la tête au pied et qu’ils sont en train d’essayer de l’intuber.
Je suis abasourdi, je n’y crois pas, ça ne peut pas être possible. Je regarde cette chambre, les volets sont tirés mais l’agitation qui s’y passe se devine aisément. Acceptant mon impuissance à ce moment précis, je décide de partir. En chemin je croise une des chefs des urgences, de garde au SAMU ce jour là, qui me demande mon numéro de téléphone, prend le mien et me dit de ne pas hésiter à l’appeler et qu’elle me tiendra au courant de l’évolution de l’état de santé d’Andrea.

Je rentre, presque de manière automatique, sans vraiment réaliser le trajet.

Vers minuit, n’arrivant pas à trouver le sommeil, j’appelle la chef des urgences, elle m’apprend qu’Andrea venait de se faire poser un KT central et qu’elle était hémodialysée depuis une heure. Elle me dit que je ne peux rien faire de plus et me suggère d’essayer de trouver le sommeil en attendant demain.
Cette nuit fut longue. Mais le matin s’imposa, et je repartais pour une nouvelle journée aux urgences. J’attendais devant la salle du staff des urgences que les médecins de garde arrivent pour faire les transmissions. Cette salle était juste  à coté de l’entrée de la réa.
Un infirmier de réa en sortit, l’air dépité, se s’adossa contre le mur. Je lui demandais « Vous auriez des nouvelles d’Andrea ? »
« Elle vient de mourir, il y a 5 minutes, on était avec elle toute la nuit ».
Sa réponse fut terrible, elle fut comme un coup de poignard, au fond de moi je savais que cela pouvait arriver mais j’étais dans le déni le plus total. Je suis ressorti dehors de manière machinale, et j’ai pleuré, pendant 10 interminables minutes. Ne trouvant ni explication, ni logique, je ne comprenais pas, ça ne pouvait pas être arrivé. C’était impossible. Elle avait eu les antibiotiques, elle était en réa. Mais PUTAIN ELLE AVAIT 15 MOIS, ON NE MEURT PAS A CAUSE D’UNE INFECTION BACTERIENNE A 15 MOIS !
Je n’ai pas pu travailler correctement ce jour là. Un chef me fit une ordonnance de rifampicine. J’ai pris cette rifampicine pendant 2 semaines, beaucoup plus que ce qu’il aurait fallu pour mon antibioprophylaxie, mais je ne pouvais m’en empêcher, c’était presque une prise médicamenteuse expiatoire.

Quelques jours plus tard, voyant que je n’arrivais pas à passer à autre chose, un de mes chefs contacta le chef de réa qui était de garde la nuit où Andrea est morte. Il fallait que je le vois, je voulais savoir exactement tout ce qui s’était passé cette nuit. Il m’expliqua tout, quand elle fulmina, l’intubation, sa kaliémie qui était monté à 10, ses 8 arrêts cardiaques. 8 arrêts cardiaques ! Avec les parents qui étaient présents, et qui après le 7ème arrets cardiaques avaient demandé l’arrêt des soins avec cette phrase que je n’oublierai jamais « la bactérie a emporté notre fille ».
Je n’ai jamais revu ses parents, la dernière fois que je les ai vu c’est quand Andrea est partie en réa. Je regrette de ne pas avoir pu m’excuser auprès d’eux, m’excuser de ne pas pu faire plus pour leur fille, m’excuser de ne pas avoir injecté moi-même la ceftriaxone sans réfléchir dès la vision des 2 points rouges.

Cette histoire ne m’a pas encore quitté. Il y a eu des réunions, on en a discuté entre nous, toute l’équipe soignante, la conclusion était la même, on n’aurait pas pu faire mieux. Mais ça je ne le saurai jamais, j’ai retourné cette journée mille fois dans ma tête et je ferai tout pour la revivre et tout faire plus vite, en mieux. Mais je ne peux pas. Je ne peux pas revenir en arrière et enlever cette douleur incommensurable qu’on ressenti ses parents, la peur qu’à du avoir Andrea en comprenant que ça n’allait pas. Je ne peux rien faire. Tout ce qu’il me reste c’est ce sentiment que tout ça est injuste. C’est injuste.


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