C’est durant ce stage que j’ai fait ma première annonce de
maladie grave. Ce moment, dans la vie d’un médecin, est quelque chose de très
particulier. Vous avez des cours dessus, avec des mots clés à apprendre par
cœur que vous notez en liste :
- information claire, loyale et appropriée
- faire preuve d’empathie
- ne pas briser les silences
- laisser parler le patient
- faire ça dans une pièce au calme
- exposer un projet thérapeutique
Vous vous entrainez avec des jeux de rôle, vous l’imaginez,
vous l’anticipez. Mais comme toujours, quand cela vous arrive pour la première
fois, il n’y a plus de préparation, plus de mot clé. Il y a votre patient, son psychisme
et le votre. Votre représentation de la situation et de la maladie, sa
représentation de la situation et de la maladie, le transfert et le
contre-transfert. Que vous le vouliez ou non, ça ne se passera jamais comme
dans les cours, comme dans les entrainements. Pourquoi ? Parce que nous
sommes des humains, que celui à qui nous faisons l’annonce est un humain et que
rien ne pouvait nous préparer, lui ou nous, à cela. Rien.
Mr N était hospitalisé pour un accès palustre avec une
importante anémie. Dans le bilan général, une sérologie VIH avait été faite, après accord du patient.
C’est un matin, en regardant rapidement sur l’ordinateur les résultats du jour
que je suis tombé sur ses résultats, première sérologie positive et contrôle
par western-blot positif. Je vais relater cela à l’assistante au plus vite, qui
me répond « Ah oui, le Dr F (notre chef) me l’a dit hier, il a eu les
infectiologues au téléphone ». Ok, merci. Merci de ne pas me tenir au
courant de telles informations sur mes patients. Ça fait plaisir de sentir
qu’on fait partie d’une équipe et qu’on n’est pas juste là pour faire le boulot
que personne ne veut faire au prétexte que c’est pour notre formation. Juste
après cela, je débute ma visite quotidienne. Arrivant à reculons à la chambre
de Mr N :
-
Il faudra que je repasse à la fin de ma visite. On
devra parler de vos résultats.
Génial, je parle comme un PDG agacé par les faibles
bénéfices du premier trimestre.
-
Ok. Rien de grave ?
Que dire ?
-
Option 1 « Ah ben si, vous avez le VIH, mais je
préférerai qu’on en parle plus calmement. Je voulais vous garder la surprise
mais décidément on ne peut rien vous cacher ».
-
Option 2 « Non, non. Rien de grave. Enfin, tout
est relatif. Bref, vous verrez. Après tout est affaire de point de vue mais je
dis ça, je dis rien ».
-
Option 3, que j’ai choisi sans vraiment m’en rendre
compte puisque sur le moment on ne choisit pas vraiment sa réaction, la non
réponse, ni oui ni non, noyer le poisson. « On en reparle toute à l’heure,
je dois terminer ma visite ».
La visite terminée, je retourne vers la chambre de Mr N,
l’estomac noué. Je me dis que cela fait partie de mon métier, qu’après tout il
vaut mieux être à ma place qu’à la sienne et que j’ai plutôt intérêt d’être en
pleine possession de mes moyens parce qu’il va falloir que je suis
ultra-présent pour lui et au summum de mon professionnalisme. Cette dernière
phrase me fait beaucoup rire avec le recul parce qu’au moment où je pense cela,
je me dis que cela implique de ne pas pleurer, de ne pas paniquer et de ne pas
bégayer. C’est une certaine vision du professionnalisme…
Nous nous sommes installés dans la salle de staff du
service, assis, face à face, séparé par la table du staff dans sa largueur.
-
Bon, il faut que je vous parle, par rapport aux tests
qu’on a faits. Vous vous souvenez ? (peut être que comme ça il va
comprendre de lui-même)
-
Oui, le paludisme, tout ça.
-
Oui, tout ça (ce n’est pas gagné), le paludisme, les
infections. (bon là quand même il va bien se douter de quelque chose quand
même)
-
Oui, ben alors ? (bon, je pense qu’il ne va pas
échapper à l’effet de surprise, il n’a pas l’air du tout de se douter de ce que
je vais lui dire)
-
Mr N, je suis désolé de vous dire ça, mais vos tests,
même après contrôle, se sont révélés positifs pour le VIH. Vous êtes atteints
du VIH.
Je pourrais replacer la seconde précisément où il a réalisé
ce que je lui disais. Lui qui me fixait depuis le début de l’entretien, ne
regardait plus que la table. Il commença à faire des mouvements probablement
involontaires, avec ses mains, comme s’il se les lavait sous l’eau. Il y eut un
long silence. Me rappelant les cours sur l’annonce de la mauvaise nouvelle je
me forçais de respecter ce calme avant la tempête. Et croyez moi, c’est très
dur. J’aurai voulu enchainer directement avec des phrases comme « mais
maintenant ça se traite bien », « on va continuer les bilans pour
savoir exactement où vous en êtes vis-à-vis de la maladie », « il
faudra que vous en parliez à votre femme », mais pas tout de suite, de
toute façon à quoi bon, je pourrais très bien lui dire tout ça ou me mettre à
chanter Les Rois Mages de Sheila, son état de choc sur le moment fait que rien
de ce que je ne pourrais dire ne serait correctement compris ou retenu et qu’il
est donc au final beaucoup plus utile pour moi de la fermer et de voir ce que
lui va me dire. N’ayant jamais assisté à une annonce jusqu’à ce jour, je
n’aurai jamais pu prévoir ce qui allait se passer. Je m’attendais à ce qu’il
pleure, à ce qu’il s’énerve, à ce qu’il dise des choses comme « Comment
c’est possible ? » « Pourquoi moi ? » « Je ne
mérite pas ça ». En me projetant à sa place c’est ce que j’aurai surement
dit, avec une irrépressible envie de tout renverser dans la pièce. Car c’est à
ce moment précis que sa vie a basculé du tout au tout. Certes il avait le VIH
avant que je lui dise, je n’ai fait que lui annoncer, mais pour lui il y aura
toujours un avant et un après. Tous ses projets d’avenir vont devoir être
redéfinis avec cette donnée supplémentaire. Le silence dura presque cinq
minutes, cinq interminables minutes. Finalement, ce fut lui qui le brisa, avec
cette phrase dont je ne me croirai jamais capable après une telle
annonce :
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