dimanche 24 avril 2016

Yggdrasil chapitre 6

Chapitre 6

La route s’arrêtait là. Un lac s'étendait à  perte de vue, entouré par les montagnes. La surface était si lisse, qu’elles s’y reflétaient à la perfection. Il aurait été aisé de se tromper entre ce qui était la réalité ou son reflet. Pas une brise, pas un nuage, tout était si calme. Le silence fut interrompu par un hennissement quand Christian Lehmann descendit de sa monture.

            — Tout va bien Nahar. Du calme.

La jument exprimait malgré tout son inquiétude, devant cet endroit calme. Trop calme.

            — Il va falloir que tu m’attendes ici. Je suis désolé.

Christian détacha le fourreau de son épée et l’accrocha à la selle.

            — Je vais faire aussi vite que je peux. Je te le promets.

Il passa sa main dans la crinière de l’animal, puis se dirigea vers le lac. Il entra doucement dans l’eau,  les ondes créées par sa progression détruisirent alors le parfait reflet de la surface. L’eau arriva au dessus de sa taille quand il commença à nager, droit devant.

S'il s'était trouvé quelqu'un au bord du lac, il aurait aperçu un homme, nageant dans le lac, puis disparaitre brutalement, ne laissant derrière lui que les perturbations de l’eau comme seules preuves de son existence réelle.

Il nagea sur une distance de deux kilomètres, jusqu’à ce qu’un îlot apparaisse devant lui. Toujours entouré par les montagnes, cet endroit, à la présence insoupçonnable pour toute personne au bord du lac, baignait dans une paix sans égale.

L’île était recouverte d’une herbe courte, on eut dit l'édredon moelleux d’un lit soyeux et régulier. Une fine parcelle de sable blanc dessinait les contours de l’île et délimitait la frontière entre les éléments comme pour éviter que l’eau n’atteigne l’herbe. La taille de l’îlot aurait du le rendre visible depuis le bord du lac, mais pourtant, seuls ceux qui en connaissaient l’existence pouvait le percevoir.

Sortant de l’eau, trempé, le cavalier solitaire pu profiter de la température ambiante pour sécher sans le moindre frisson.  Une maison se trouvait à une centaine de mètres devant lui. De taille modeste, elle semblait pouvoir accueillir une personne. Mais aucun n'indice ne laissait présager si elle était habitée ou non.
Il s’en approcha, et la contourna, pour atteindre la porte principale ducoté opposé au sien. Il entra, sans frapper.

            — Bonjour, mon vieil ami.

Cette voix venait de la pièce à droite de l’entrée.  Elle était, par sa
sérénité et la bienveillance qu’elle laissait entendre, en totale adéquation
avec le lieu.

            — Assieds-toi. Je termine ce que je fais et je te rejoins tout de suite.

Christian ne répondit pas. Deux sièges se faisaient face séparés par une petite table en bois recouverte d'un cuir parfaitement tanné. Il s'asseya sur celui à sa droite.

Dr Selmer apparu depuis l’espace qui reliait les deux pièces. Assez grand, son visage révélait un homme à l'âge où la vigueur et l'expérience se complètent dans un équilibre parfait. Ce visage n'avait pas bougé, il était le même qu'au temps où il apprenait à son invité à manier l'épée, ou à pister un animal. Il se présenta avec un plateau sur lequel se trouvait une théière et deux verres, tous trois en terre cuite. Il déposa le plateau sur la table, et remplit les deux verres avant de s’asseoir. Christian n’avait toujours pas dit un mot, il fixait la thé qui s'écoulait de la théière.

Une fois le service terminé, il regarda Dr Selmer s'asseoir en face de lui et brisa son silence.

            Tu savais que j’allais venir ?

Il connaissait déjà la réponse.

            — Je sais pourquoi tu es là. Mais j’aimerais tout de même que tu m’expliques, demanda Dr Selmer.
            — Je dois tuer Amrah, la situation l’impose. Tu le sais, il le sait, il marqua une pause, et elle aussi.
            — La question n’est donc pas de savoir qui est au courant, mais plutôt de comment tu comptes t’y prendre.

Dr Selmer restait calme et sa voix, toujours aussi bienveillante, permettait de soulever les questions complexes sans générer de conflit.

            — Je ne sais pas encore exactement. Je ne sais pas encore comment franchir la Porte.

            — Imaginons qu’il y ait un moyen. Tu es de l’autre coté de la Porte. Et après ? Tu te faufiles en plein cœur de son armée, et tu arrives jusqu’à la salle du trône l’épée à la main pour l’attaquer ?
            — Non. Je sais que je n’ai que peu de chance en un contre un. C’est pourquoi je suis venu te voir aujourd’hui.

Dr Selmer le regarda, débordant de compassion, conscient de tout ce qui venait d'évoquer Dr Lehmann. Il connaissait aussi la suite. Mais voyant que son invité avait du mal à aborder la vraie finalité de sa venue en ce lieu, il se décida à amorcer les choses.

            — Dis le.

Christian termina son verre, comme pour se donner du courage.

            — J’ai besoin que tu m’aides à trouver et utiliser Origine.
            — Voilà donc la raison de ta venue, répondit Dr Selmer, sans la moindre once de surprise.

Il y eut un nouveau silence.

            — Je vais te faire gagner du temps, je sais où est l’Epée. Mais ça ne va pas te plaire, lui révéla son hôte.

            — Je pense avoir dépassé depuis longtemps mon quota de mauvaises nouvelles, une de plus ne changera pas grand-chose.

En disant cela, Dr Lehmann réalisa quelle était la réponse qu’il redoutait le plus, et connaissant la manière qu’avait Dr Selmer de peser ses mots avant de les prononcer, il savait que ses pires craintes allaient être confirmées par sa réponse.

            — Elle est déjà au Crestor. En plein cœur de la forteresse d’Amrah. Mais ce n’est pas ton seul problème et tu le sais aussi bien que moi.
            — Je suis aussi venu pour ça. Même si cette réponse complique les choses, cela ne change rien à ce qui doit être fait.
            — Ecoute moi bien. Je sais que le sang de ta mère, qui coule dans tes veines, fait de toi un possible prétendant à Origine, mais ce n’est nullement une garantie.
            — Le rituel pourrait me permettre de m'en assurer, répondit Christian avec assurance.
            — Le rituel peut aussi te tuer ou te rendre fou. Mais tout ce que je pourrais te dire ne serait que perte de temps. Ta décision a été prise à l’instant où tu as eu cette idée. Je l’accepte.

Dr Selmer vida son verre, avant de resservir d'abord son invité et lui ensuite, comme pour signifier la poursuite de la discussion mais sur un autre sujet.

            — C’est elle qui t’a donné cette idée ?
            — Non. Elle n’a fait que m’avertir de ce qui arrivait. Mais elle me connaît, je n’imagine pas un seul instant qu’elle n’ait pas prévu cela depuis le départ.
            — Tu penses qu’elle t’aidera ?
            — Non. Nous en avons déjà discuté. Et tu connais son point de vue.
            — Tu penses qu’il est immuable ?
            — Je ne sais pas. Pour être honnête avec toi, depuis qu’elle est devenue la gardienne suprême, je ne la comprends plus.
            — Tu ne peux pas. Sa position te dépasse. Et tu ne peux imaginer ce que cela représente pour elle, ce qu’elle voit, ce qu’elle ressent, qui elle est désormais.
            — Si seulement elle acceptait de nous aider. Tout serait déjà terminé.
            — Tout n’est pas aussi simple qu’il y parait. Et rien, dans ce monde, n’est immuable. Pas même les montagnes qui nous entourent.
            — On pourrait presque croire que ce sont ses mots qui sortent de ta bouche.

Dr Selmer se leva.

            — Je te laisse dormir ici. Demain, je ferai le nécessaire pour le rituel. Mais d’ici là repose toi.

Dr Selmer sortit de la maison.

Quand il regarda par la fenêtre, Dr Lehmann remarqua que la nuit était tombée, brutalement, sans qu’il ne s’en rende compte. Etait-il aussi tard quand il était arrivé ? Cette discussion avait- elle été bien plus longue qu’il n’y parut ?

Très vite ces questions perdirent de leur intérêt. Les derniers jours avaient été épuisants pour Dr Lehmann.
Aucun couchage à l’horizon, mais le sol de la maison, à l’image du reste de l’île, était de loin le meilleur couchage auquel il avait pu prétendre depuis longtemps.
Le sommeil s’imposa si vite qu’il n’eut pas le temps de penser à tout ce qui avait été dit, ni à ce qui l’attendait.



Les premières lueurs du jour traversèrent la fenêtre en angle serré pour réveiller doucement Dr Lehmann. Son corps lui paraissait léger, ses blessures, qui le faisaient souffrir chaque jour, semblaient lui offrir un répit qu’il n’espérait plus. Ce genou qui l’avait trahi tant de fois se plia sans difficulté quand il se leva. Un hennissement sembla venir de l’extérieur. Il ouvrit la porte, et remarqua que Nahar était sur l’île, broutant l’herbe qui entourait la maison. Cette attention de Dr Selmer le ravit. Il aurait souhaité l’en remercier de vive voix, mais aucune trace de son vieil ami à l’horizon. Il fit le tour de la maison, et le remarqua. A quelques dizaines de mètres de la maison, sur une dalle surélevée, d’un noir profond, assis. Il regardait vers l’horizon, le dos droit. Seuls ses mouvements respiratoires auraient pu permettre de le différencier d’une statue. Dr Lehmann n’approcha pas, il ne voulait le déranger. Il alla s’asseoir sur l’herbe, un peu plus loin, pour profiter de l’accalmie que lui procurait l’île. Il savait qu’une épreuve importante l’attendait, et savourait d’autant plus cette félicité aussi ambiante qu’éphémère.

Dr Selmer se releva sur sa dalle, et s’approcha de Dr Lehmann.

            — Tu as bien dormi ?
            — Oui. Merci pour ma jument. Je ne sais pas comment tu as fait, mais sache que je t’en suis reconnaissant.

            — De rien, cela ne me coûtait rien de la faire venir ici. Et elle sait se tenir, pas comme le canasson qui te servait de monture avant elle.

Dr Lehmann fut surpris par ce trait d’humour, et l’apprécia d’autant plus. Ils rigolèrent tous les deux, conscients  au fond d’eux qu’apaiser l’atmosphère était un luxe qu’ils ne pourraient pas se permettre longtemps aujourd’hui.

            — Tu es toujours sûr de toi ?
            —  Oui. Plus que jamais.
            — Tu sais que l’épreuve peut te tuer.
            —  Oui.
            — Et que même si cela fonctionnait, et si  par je ne sais quel concours de circonstance, tu te retrouvais en possession d’Origine…

Il ne termina pas sa phrase. Il savait qu’il évoquait une vérité que Dr Lehmann connaissait.

            — Dis-moi quand tu seras prêt.




**

Les rues de Vorrim dégageaient des effluves issues d'un mélange d'épices et d'alcool de mauvaise qualité. Ces allées étaient toujours aussi vivantes, marché implanté, marchands itinérants, bagarres en coin de rue, et entre tout cela, des habitants bien plus calmes, et des voyageurs aux motivations aussi diverses que leurs origines.

            — Je crois que je ne me lasserai jamais de cette ville, s'extasia Uberklaus.

Elle aimait revenir dans cette ville où elle avait grandi, mais où elle ne retournait que rarement désormais. Chaque fois qu'elle arpentait à nouveau ces rues, elle était toujours partagée entre un sentiment de nostalgie et de reconnaissance, consciente que la vie que cette ville avait offerte à ses parents et à elle-même lui avait permis de devenir celle qu'elle était aujourd'hui.
Sa joie ne  lui fit pas oublier pour quelle raison, elle et ses amies étaient venues ici.

            — Tu connais mieux la ville que nous Uberklaus, selon toi, par où devrions-nous commencer ? lui demanda Jaddo.
            — L'auberge du Loup Nocturne, répondit-elle sans hésiter.

Après leur faux contrat d'escorte qui s'était avéré être un piège, elles avaient pu récupérer un lambeau de peau de l'un de leurs assaillants avec un tatouage typique. Elles espéraient bien qu'ici quelqu'un pourrait leur en dire davantage pour leur permettre de remonter jusqu'au commanditaire pour lui exprimer, à leur manière, leur opinion sur le sujet.

Sans Trema était silencieuse, elle restait méfiante. Jusqu'à ce jour, personne n'avait jamais osé les attaquer, ou alors des imprudents mal renseignés ignorant leur réputation. Mais dans le cas présent, elles avaient été engagées en connaissance de cause, et malgré cela, quelqu'un avait choisi la confrontation. Cela n'était jamais arrivé. Aussi craignait-elle que cela ne fusse que le début d'un long combat contre un ennemi dont elles ignoraient, le nom, le visage et la motivation.

            — C'est au bout de cette rue, leur indiqua Uberklaus, qui était bien la seule des trois à pouvoir se repérer ici.

Elles s'écartèrent pour laisser passer un chariot de marchandises dont les roues  souffraient sur les pavés asymétriques du chemin. Sa cargaison dégageait une forte odeur d'épice, certains s'en délectaient, d'autres grimaçaient à son passage.

Un rabatteur pour marchand d'armes hurlait.

            — Les meilleures haches de la ville, elles sont chez Greyar, vous ne trouverez nulle part ailleurs une telle qualité. Elles découperaient le vent en deux si cela était visible. Si vous voulez savoir ce qu'est la perfection faite hache, ce mélange de facilité de maniement et de puissance d'attaque, n'hésitez pas, venez chez Greyar.

Jaddo avait bien envie de tester une de ces haches, mais ce n'était pas de le bon moment.

Après une dizaine de mètres, elles arrivèrent à l'auberge du Loup Nocturne.

Un brouhaha s'en échappait, mélange de discussions à haute voix, de musiques, et de bruits de tables et de chaises en mouvement.
Personne ne remarqua leur entrée. Quelques regards se posèrent rapidement sur elle, animés par une curiosité passagère, mais aucune autre réaction.

            — Allons demander au bar, suggéra Uberklaus qui de toute évidence semblait savoir exactement ce qu'elle faisait.

L'auberge était presque pleine, des gens buvaient debout, accoudés sur les escaliers, certains riaient à gorge déployée, d'autres s'énervaient, mais aucun coup ne partait.

Les règles de l'auberge étaient claires. Toute bagarre entraînait le bannissement de l'établissement pour toute personne ayant porté un coup, que ce soit le premier ou un autre. La renommée de l'auberge, la qualité de ses alcools, de ses plats, et le respect que chacun portait pour la propriétaire faisaient que seuls les inconscients et les ignorants osaient outrepasser cette règle. Ils étaient alors vite maîtrisés, sans coup, et jetés hors de l'établissement par certains habitués.

            — Bonjour Higra

La femme qui tenait le bar reconnu tout de suite Uberklaus.

            — Oh mon dieu. Uberklaus, c'est toi ?
            — Oui, répondit-elle en souriant. Elle avait connu Higra il y a plusieurs années, pratiquement du même âge, elles avaient été très proches durant de longues années, avant qu'Uberklaus ne dût quitter la ville.
            — Je suis tellement heureuse de te voir. Cela fait une éternité. Tu dois avoir tellement d'histoires à raconter, il faut que tu me dises tout.
            — Je suis désolé Higra, je n'ai pas énormément de temps, je suis ici avec des amies, et je voulais savoir si Ydina était là.
            — Mère ? Oui, bien sûr. Elle est à l'étage, dans son bureau. Tout va bien ?
            — Oui, je ne sais que peu de chose, je ne voudrais pas t'impliquer dans quoi que soit, mais je te promets qu'une fois tout ceci terminé je viendrai pour que nous puissions reprendre notre discussion.

Elle se tourna vers Jaddo et Sans Trema.

            — Allons à l'étage.

Une fois devant la porte du bureau d'Ydina, elle frappa deux fois et attendit la permission d'entrée.
La pièce était de petite taille, un bureau au milieu supportait des piles gigantesques de papier, d'autres piles étaient à même le sol. Ydina assise à son bureau, se leva en reconnaissant Uberklaus.

            — Bonjour Uberklaus.

            — Bonjour Ydina.

Avare en émotion et en marque d'affection, Ydina ne faillit pas à sa réputation.

            — Bonjour madame, dirent à leur tour Sans Trema et Jaddo.
            — Je suis assez occupée avec toute cette paperasse, en quoi puis-je vous aider ?
            — Nous cherchons des renseignements sur une personne ou un lieu, et nous n'avons qu'un tatouage comme indice lui expliqua Uberklaus

Sans Trema sortit le lambeau de peau bien emballé dans la petite sacoche qu'elle portait à sa ceinture et le tendit à Ydina.

Cette dernière mit ses lunettes et le regarda avec attention. Son attitude révéla qu'elle savait quelque chose.

            — Vous devriez aller voir Padre Pio, il pourra vous en dire plus que moi. Vous le trouverez en face du moulin brûlé.

Il était évident pour les trois guerrières qu'Ydina ne voulait pas en dire trop, mais elles ne demandèrent pas d'explication, conscientes qu'elles se heurteraient à un mur.

            — Merci, se contenta de répondre Uberklaus. Nous y allons de ce pas.

Alors que Jaddo avait ouvert la porte, Ydina les interpella.

            — Et faites attention à vous, surtout.

Cette phrase inquiéta fortement Uberklaus qui savait que ce genre de mise en garde de la part d'Ydina n'était jamais dit avec demi-mesure.

Sans Trema interloqua ses deux compagnes.

            — Et si on s'offrait un petit verre avant d'y aller ? Nous marchons sans repos depuis bientôt deux jours, nous finissons par atterrir dans une auberge de bonne qualité, je pense que cela ne nous ferait pas de mal de nous poser quelques minutes avant de reprendre notre quête.

L'idée était plaisante. Aussi, les trois guerrières s'accordèrent une pause alcoolisée, offerte par Higra, avant de partir en direction du moulin brûlé.

            — Je vais tester une des haches de ce Greyar, je vous rejoins là-bas, leur annonça Jaddo.

En face du moulin brûlé, se dressait une bâtisse, un peu bancale, penchant sur la gauche, à l'architecture chaotique, les fenêtres étaient asymétriques, certaines étaient recouvertes d'un épais réseau de lierre grimpant.

Sans Trema et Uberklaus entrèrent.

            — Je peux vous aider ? demanda un homme d'une quarantaine d'années, à la tonsure inégale.
            — Nous cherchons Padre Pio, répondit Sans Trema.

- Vous l'avez devant vous. En quoi puis-je vous être utile ?

Uberklaus regarda la pièce unique que formait le bâtiment, un hall de grande taille, avec plusieurs machines importantes, des tables creuses remplies de pièces jaunes et noires, et du papier, partout, à perte de vue, sur les meubles, au sol, cloué au mur.

Une jeune femme était en train de piocher dans les pièces jaunes et noires et les disposait dans un dispositif d'une grande complexité.

            — Nous avons été dirigées vers vous pour nous donner des informations sur ceci, dit Sans Trema en lui tendant le bout de peau tatoué.

Uberklaus s'approcha de la jeune femme en plein travail, elle ne voulait pas la déranger mais sa curiosité la poussa à essayer de comprendre ce qu'elle faisait et le fonctionnement de cette machine.

            — Bonjour.
            — Bonjour, lui répondit l'inconnue.
            — Je peux vous demander ce que vous faites ?
            — Je prépare le numéro de demain.
            — Le numéro de quoi ? s'interrogea Uberklaus qui comprenait encore moins ce que représentait tout cela.
            — Le journal de demain, je dispose les lettres pour l'impression.

Uberklaus était fascinée et demanda plus de renseignements à la jeune femme.

De son coté, Padre Pio regarda attentivement le lambeau et fit une petite grimace. Il regarda Sans Trema.

            — Où avez-vous eu ceci ?

            — Nous avons été attaquées par des hommes qui portaient ce tatouage, et je voudrais savoir qui ils sont et pourquoi ils nous ont attaquées.
            — Intéressant. Voyez-vous, ce tatouage est une marque d'allégeance au seigneur Amrah, un guerrier aussi mystérieux que puissant. Il dirige les terres du Crestor au sud-est du continent. Pendant des années, les activités de ce royaume sont restées discrètes, confinées derrière des portes infranchissables. Mais depuis quelques semaines, des groupes de soldat d'Amrah ont été vus en différents lieux, sans logique apparente, sans explication. Il y a même un camp assez important qui s'est installé à une journée de marche d'ici, vers la côte.
            — Et les autres rois et dirigeants ne s'en offusquent pas ? demanda Sans Trema.
            — Non, ils ont bien trop peur. Peur de représailles, peur d'un conflit armé, déclaré, officiel contre ce royaume. Il lui accorde alors des passe-droits en échange d'un gage de non-agression.
            — Mais c'est ridicule, en faisant ça il le laisse placer ses pions un peu partout, et le jour où il brisera ce gage, il aura un avantage stratégique décisif.
            — Je le sais bien, dit Padre Pio, et c'est ce que j'essaye de faire comprendre aux gens et aux dirigeants. J'en parle depuis plusieurs jours dans le journal, mais en vain. Les gens préfèrent une paix précaire, et se voilent la face devant l'évidence de ce qui se prépare. L'immobilisme les rassure. Je ne saurais même pas vous dire si en cas de conflit, devant la différence de puissance des armées, certains ne vont pas rejoindre les rangs du Crestor par opportunisme.
            — Et vous, vous n'avez pas peur de tout cela ?
            —Si, mais que puis-je faire d'autre que d'essayer d'ouvrir les yeux des gens ? Et rien qu'en faisant cela, j'ai moi-même été inquiété récemment. Deux hommes d'Amrah, venus me prévenir que si je ne cessais pas mes allégations mensongères, ce lieu finirait dans le même état que le moulin d'en face.
De l'autre coté de la pièce, Uberklaus découvrait le principe de l'imprimerie en masse, cela la fascinait. Aucun journal n'existait quand elle avait quitté la ville. Elle trouvait l'idée merveilleuse.
            — Et donc vous travaillez ici, avec Padre Pio ?
            — Oui, mes parents m'ont demandé de travailler ici et Padre Pio a accepté de me prendre comme apprentie. D'ailleurs, je ne me suis pas présentée, je m'appelle Stockholm.
            — Enchantée, moi c'est Uberklaus. Vous venez d'ici d'ici ?
            — Oui, mes parents habitent un peu en dehors de la ville, j'ai deux frères qui sont engagés dans l'armée de Vorrim, je voulais aussi, mais mes parents ont estimé que ma place n'était pas dans les métiers des armes.

Sans Trema appela Uberklaus pour lui faire un résumé de tout ce que Padre Pio venait de lui apprendre.

Alors qu'elle lui exposait le plan d'attaque du camp dont lui avait parlé le journaliste, une flèche siffla, transperça la fenêtre et se planta dans une des machines.

            — Couchez-vous, hurla Padre Pio.

A peine eurent-ils le temps de se baisser et de se rapprocher des murs que des dizaines de flèches sifflèrent des différentes fenêtres. La porte principale fut alors enfoncée d'un coup de pied puissant et cinq soldats d'Amrah entrèrent dans le bâtiment.

            — Je m'occupe des archers, hurla Uberklaus.

Sans Trema fonça sur le soldat le plus proche, elle lui trancha le bras à hauteur du poignet. Sa main vola, l'épée qu'elle tenait tomba à quelques centimètres de Stockholm qui n'en demandait pas tant.
Sans Trema acheva le soldat en lui ouvrant le bassin de part en part.

Au même instant, un autre ennemi se jeta en direction de Padre Pio qui se mit à courir autour d'une des nombreuses machines.

Stockholm vit un des guerriers s'approcher d'elle, lentement. Elle serra l'épée de toutes ses forces. Son assaillant entama son attaque, d'un coup vertical. Stockholm contra, l'épée en opposition, perpendiculaire. L'homme força, il appuyait de toute sa puissance sur son arme. Sachant que son contre ne tiendrait guère plus longtemps, elle lui asséna un coup de pied dans l'entre-jambe. Décontenancé, il interrompit son attaque. Elle en profita pour lui trancher la tête d'un coup sec, circulaire. Des jets de sang tachèrent les numéros du journal du jour.

Uberklaus ne tenait pas compte du combat à l'intérieur du bâtiment. Elle avait assez confiance en Sans Trema pour savoir que si elle était attaquée, elle serait couverte. Elle se concentra sur les fenêtres d'où étaient venues les flèches.  Elle perçut un mouvement entre le lierre, sur le toit d'en face. Sa flèche partit si vite que sa victime avait déjà sa pointe entre les deux yeux avant de l'entendre siffler. D'après l'attaque initiale, il restait encore deux archers dehors.

Padre Pio continuait d'utiliser une presse à bras, qu'il avait modifié avec un système de levier, pour se tenir éloigné du soldat qui ne le lâchait pas.

Stockholm arriva à toute vitesse, et glissa au sol, balayant au passage les jambes du soldat qui s'en retrouva projeté sur la presse.

Padre Pio se saisit du levier et appuya dessus de toutes ses forces en hurlant :

            — ON...

Il l'activa une seconde fois.

            — N'ENTRAVE

Puis une troisième.

            — PAS

Une quatrième.

            — LA LIBERTE

Une cinquième.

            — DE LA

Et une dernière.

            — PRESSE

Le soldat était inconscient, le visage tuméfié, son sang mêlé à l'encre, le titre du journal du lendemain clairement lisible sur front, imprimé dans sa chair.

Pendant ce temps, Uberklaus avait pu atteindre un deuxième archer. Mais aucune trace du dernier.
Sans Trema esquiva l'attaque latérale d'un autre soldat, et lui sectionna les deux tendons d'Achille en pivotant autour de lui. Ses jambes se désarticulèrent et il tomba, genoux à terre. La dernière chose qu'il pu voir était la lame de la guerrière à un centimètre de son œil.

Uberklaus décida de sortir du bâtiment pour localiser le dernier archer. Cela l'exposait, dans sa position en contre-bas à une attaque facile et difficilement évitable, mais elle n'avait pas le choix. Elle regarda avec attention ; aucune trace de sa cible.

Une flèche siffla, dans sa direction, dans son dos. Elle l'entendit transpercer l'air à toute vitesse.
Elle fut sauvée, in extremis par le soldat que Stockholm jeta par la fenêtre d'un grand coup de pied et qui prit la flèche en plein ventre. Ayant pu repérer sa cible, elle ne faillit pas à sa réputation et d'une flèche habilement placée, la fit trébucher du haut du bâtiment où elle se cachait, réussissant à la toucher à l'épaule pendant sa course.

Sans Trema sortit du bâtiment et attrapa le soldat au sol, le dos brisé, une flèche dans le ventre. Elle le tira par les cheveux et le jeta sur une des machines.

L'homme se mit à rigoler. Elle le frappa de toutes ses forces avec le pommeau de son épée au genou droit. Elle sentit quelque chose se briser.

            — Pourquoi vous nous attaquez ? Pourquoi nous ? hurla-t'elle.

Le soldat riait encore.

Elle attrapa la flèche plantée à quelques centimètres sous son sternum et la fit tourner.

Son rire fut étouffé par une montée de sang dans sa gorge.

            — Dites-moi pourquoi vous faites ça. Qu'est-ce que vous voulez ?

Il cracha avant de pointer du doigts Uberklaus.

            — C'est elle qu'on veut, parvint-il à articuler, et vous allez nous la livrer.
            — Qu'est-ce qui te fait croire ça ? s'énerva Sans Trema qui continuait de tourner la flèche.
            — Parce que nous avons votre amie, et que si vous voulez la revoir, il faudra qu'elle aille se rendre au camp d'elle même. Il gaspa.

- Qu'est-ce que c'est que ces conneries ? Jaddo ? Vous avez Jaddo ? hurla Uberklaus dépassée par tout ce qu'elle venait d'entendre.
Le soldat ne répondit pas. Il était mort.

Sans Trema jeta son épée dans un accès de colère.

            — Nous n'avons pas le choix, dit Uberklaus qui reprenait peu à peu son calme, nous devons aller au camp. Cela ne change rien. Nous allons y aller, libérer Jaddo et tuer le moindre soldat qui voudra nous barrer la route.
            — A deux, c'est du suicide. Mais tu as raison, annonça Sans Trema.
            — Je viens avec vous, annonça Stockholm.
            —Tu es de toute évidence une guerrière de qualité, mais ceci n'est pas ton combat, et nos chances de réussite sont faibles.

            — Cela n'a aucune importance.
            — Très bien, alors nous partons sur le champ, conclut Uberklaus pour signifier son approbation à la décision qui venait d'être prise.

**
Dr Lehmann était assis sur la dalle noire où se trouvait Dr Selmer auparavant. Il était assis dans la même position. Dr Selmer s’approcha de lui et lui donna un flacon, apparemment vide.

            — Quand tu voudras commencer l’épreuve, brise le flacon.

Dr Lehmann le regarda avec gratitude, conscient que cela n’était pas facile pour son ami non plus. Il regarda devant lui, inspira profondément pour profiter, peut être pour une dernière fois, de l’odeur de l’herbe qui l’entourait, et brisa le flacon en le serrant dans sa main gauche.

Sur le coup, il ne remarqua aucun changement. Très vite, il ne sentit plus la présence de Dr Selmer à ses cotés. L’air n’avait plus la même odeur, il était devenu plus lourd, étouffant, chaque inspiration lui brûlait les poumons. La luminosité s’intensifia, devint presque aveuglante, elle l’agressait, puis disparut, ne laissant plus place qu’aux ténèbres. Dr Lehmann se retrouva entouré par une obscurité impénétrable, la seule lumière qui arrivait à percer ce lieu semblait provenir de son propre corps.
Il posa sa main sur le sol mais ne rencontra aucun obstacle. Pour autant la gravité était bien présente, il ne flottait pas et était bien assis sur quelque chose, mais d’impalpable.
Sans se laisser dominer par la panique, il se releva. Il n’y avait aucun repère, pas de haut, pas de bas, ni de gauche, ou de droite, aucun élément pour se repérer. Il décida d’avancer dans ce qui lui semblait être la direction avant.

Il marcha, deux minutes, deux heures, peut être deux jours. Il n’avait aucune notion de temps. Son voyage fut interrompu par l’apparition de forme, composée d’un léger nuage grisâtre, qui très vite se modela en une forme humaine. Il reconnut Doc Arnica, dix ans plus tôt, lorsqu’ils avaient eu un énième débat sur leurs choix de vie, et la prise de position. Dr Lehmann était spectateur, présent sans l’être. Il se remémora cette scène tandis que le nuage s’évaporait, avant de se reformer à nouveau, derrière lui. Cette fois il reconnu la silhouette d’Amrah. Son ennemi, souriant, rigolant, une chope à la main, trinquant avec une autre forme, non matérialisée, mais dont Dr Lehmann connaissait l’identité. Le nuage s’effaça de nouveau. Ce cycle continua quelques temps. Il revit le jour où il monta à cheval pour la première fois. Les instants les plus importants de sa vie se déroulèrent sous ses yeux, le jour funeste où la vision des flammes brisa les espoirs de sa famille, le jour où les chemins se séparèrent, sans un mot.  Il y eut un long moment, sans qu’aucune autre forme ne se dessina. Dr Lehmann reprit sa marche dans une direction inconnue. Son sens de combattant le poussa soudain à sortir son épée. Il contra une attaque qui venait de sa droite. Le bruit du métal contre lui-même résonna un court instant avant de laisser place à un silence pesant. Il venait d’arrêter une attaque, la force ressentie, la vibration de sa lame résonnant jusqu’à sa main ne laissait pas de doute, mais rien n’était apparu, et de fait rien n’avait disparu. Sur le qui-vive, il avança de nouveau. La douleur de son genou se réveilla brutalement. Pris au dépourvu, il perdit l’équilibre et se retrouva à genoux. Le nuage refit surface, depuis le néant, et se matérialisa de nouveau. La silhouette qui se forma devant lui, n’était autre que lui-même, se tendant la main pour se relever. A peine, debout, une douleur le saisit au ventre. La chair se déchira, le sang, incolore, invisible, gicla. Une lame, sa propre lame, tenue par l’ombre qui venait de l’aider le traversait de part en part. Il se sentit mourir, tomba en arrière. Il avait échoué. Il allait mourir là, maintenant. Sans avoir pu réussir l’épreuve, sans avoir pu être là pour ses amis, ses proches, ceux qu’il avait promis de protéger. Il les abandonnait, pour ce combat qu’il ne fallait pas perdre. Il se maudissait d’avoir failli. Son regard se flouta. Son corps lui sembla s’alourdir, puis devenir plus léger qu’une plume. Il sentait le sang remonter dans son œsophage et s’infiltrer dans sa trachée, dans ses bronches, il en cracha une partie, mais en vain. Bientôt il ne sentit plus rien. Il y eut une respiration, une dernière respiration, puis le silence, un silence absolu. Mais ce silence, il le percevait. Comment cela était il possible ? Il ne comprenait pas. Il était mort. Comment pouvait-il même simplement se faire cette remarque ? Tout cela n'avait aucun sens. Sans même s’en rendre compte, il était de nouveau debout, sans douleur, sans trou au milieu du ventre. Tout cela était incompréhensible. Une peur le saisit, une peur dont il ne comprenait pas l’origine. Elle l’envahissait, le dévorait. Allait-il être enfermé dans ce néant pour l’éternité ? Quel était le but de tout cela ? Que devait-il faire ? Il regarda autour de lui, toujours rien. Aucune lumière, aucune forme. Rien. Il hurla, de toutes ses forces. Il hurla aussi fort qu’il le put. Son premier hurlement s’effaça très vite dans le silence qui l’entourait. Il hurla de nouveau. Cette fois-ci, son cri sembla porter plus loin. Il hurla, si fort, qu’il en pleura. Ce troisième cri posséda l’espace, se dispersa partout, sans perdre de sa force. Une lumière sembla poindre, depuis un horizon inatteignable, mais elle se rapprochait, vite, si vite. En un instant, il fut entouré d’une lumière éclatante, aveuglante, mais bienveillante. Il eut un rire nerveux, un fou rire. Il se laissa tomber sur ce qui s’apparentait au sol et rit de plus belle, avec force, détermination. Son rire résonna de toute part. Le sol se déroba soudainement sous lui. Il tomba, sans limite, dans un infini sans fond. Il eut une seconde de peur, qui s’effaça très vite. Il continuait de tomber, sans savoir depuis combien de temps, sans savoir où il allait arriver, s’il allait atterrir quelque part, s’écraser ou être amorti par quelque chose. Cela n’avait plus d’importance. Il ne contrôlait rien. Il lâcha prise, complètement, sans crainte, sans angoisse. La chute dura une heure, puis un jour, puis un an, puis une vie, le temps n'avait plus cours. Cela fit naître en lui un sentiment de plénitude, de légèreté, de paix. Il était calme, serein. il ne savait pas, mais il était apaisé, le souffle lent, régulier, les yeux fermés, il se laissait tomber, il n'était plus mais cela n'avait aucune importance. Si le temps infini qui se déroulait pouvait lui faire confondre ou oublier des souvenirs, des visages, des noms, des lieux, sa détermination ne déclina jamais,  il n'y avait plus de désir, plus d'orgueil, plus de colère, de jalousie ou de peur, simplement l'importance de sa mission, au delà de son être, au delà de tout attachement, au delà de tout obstacle. A mesure que les émotions s'effilaient et disparaissaient dans sa chute sans fin, il se sentit entouré, possédé par une plénitude, une paix sans faille, sans limite. Il lâcha prise, abandonna la moindre idée de contrôle et accepta la suite quelle qu'elle serait.

Il sentit alors une main se poser sur son épaule. Il ouvrit ses yeux. Il était sur l’île de Dr Selmer. Il le regardait, sans que son visage ne révèle aucune expression de joie ou de tristesse. Il réalisa que l’épreuve était terminée. Cela lui avait semblé le temps de deux vies, mais seulement quelques secondes s’étaient écoulées.

            — Ne bouge pas. Capte cet instant, lui dit Dr Selmer.

Dr Lehmann demeura un instant dans la même position, saisissant l’émotion qui l’avait habité au moment où l’épreuve se terminait.
           
            — Rejoins-moi de l’autre coté de la maison quand tu seras prêt.


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